Le hérisson, ou la nécessité philosophique de la catachrèse :
Derrida a répondu à la question Che cos'è la poesia ?

Myriam van der Brempt

À la lecture de Che cos'è la poesia ? , le hérisson, à tout instant traversant le texte, déroute. Pourtant, dès la version française de l'article de Derrida, publiée en 1989 dans Po&sie, soit un an après sa parution initiale en traduction italienne, fut insérée avant le titre du texte une notice qui, après avoir rappelé le contexte dans lequel il fut écrit, signalait d'emblée au lecteur le passage de ce hérisson : " [...] Destinée à paraître en italien, cette "réponse"-ci [à la question de la revue Poesia] s'expose au passage, parfois littéralement, dans les lettres ou les syllabes, le mot et la chose ISTRICE (prononcer ISTRRITCHÉ), ce qui aura donné, dans une correspondance française, le hérisson . " Ainsi annoncé comme partie intégrante du projet d'ensemble de l'article, il ne crée donc pas la surprise; ce n'est pas sa simple présence qui rend le lecteur perplexe.

Par ailleurs, ce hérisson est décrit très tôt dans le texte, et comme un hérisson ordinaire, assorti de ses caractéristiques les plus typiques : " animal jeté sur la route ", " solitaire ", " roulé en boule " et qui " peut se faire écraser " . En voilà bien assez pour le reconnaître, même sans les piquants évoqués seulement deux pages plus loin. L'acception du terme " hérisson ", on le voit, ne pose pas problème dans le texte, elle non plus.

De réelles difficultés surgissent, en revanche, quand nous tentons de déterminer le statut de ce hérisson (mot et chose) dans le texte derridien. Ce texte a cependant livré un statut du hérisson : il est catachrétique, il se trouve dans l'article de Derrida à la suite d'une catachrèse, le poème est défini comme hérisson par catachrèse. Toutefois, pour diverses raisons, cette affirmation n'a pas pour résultat de clarifier vraiment, pour le lecteur, la place du hérisson dans l'ensemble du texte. En effet, premièrement elle y arrive très tard et sans s'être laissé annoncer par quelque indice que ce soit. Plus même, le lecteur de Che cos'è la poesia ? a cherché à comprendre ce hérisson au fur et à mesure, et au moment où il se révèle catachrétique, la lecture se trouve comme encombrée des hypothèses échafaudées entre-temps, et plutôt du côté de la métaphore.

Deuxièmement, ce statut rhétorique du hérisson surgit dans un contexte qui tend à faire du hérisson non pas une figure de rhétorique, justement, mais " une chose en somme " , une vraie chose, si l'on peut dire, et son rapport à la catachrèse n'est aucunement expliqué. Troisièmement enfin, quand le texte se termine, juste avant les deux répliques de conclusion qui l'achèvent formellement, il est question du " par cœur ", dont Derrida écrit ceci : " [...] il peut se prendre à n'importe quel mot, à la chose, vivante ou non, au nom de hérisson par exemple, [...] . " Le choix du hérisson dans ce texte qui cherche à répondre à la question " qu'est-ce que la poésie ? " semble tout à coup arbitraire . La catachrèse aurait-elle ici le sens lâche, qu'on lui trouve parfois attribué, de simple abus de sens ou de glissement sémantique quelconque ? Il nous faut examiner plus précisément le sens et la fonction du hérisson à partir de sa première apparition dans le texte derridien pour y voir plus clairement ce qui se construit et qui reçoit finalement la qualification de catachrèse.

Le passage d'un hérisson se repère dans le texte avant même que l'animal s'y rencontre lui-même et soit décrit. En effet, dès la quatrième ligne, nous lisons " [...] ce que tu sacrifies en route, en traversant la route, ne l'oublie jamais [...] " . Le contexte, qui est celui de la demande que Derrida présente comme accompagnant la question-titre de son texte et conditionnant sa réponse, ne rend nécessaire, à ce stade, nulle insistance, par la répétition, sur la route à parcourir ni sur le fait qu'elle se présente comme une traversée; cette métaphore, cependant, se comprend assez facilement, pour figurer le renoncement au savoir comme démarche risquée, où l'on s'expose au danger pour aller de l'autre côté, vers l'inconnu, etc. Pas besoin, sans doute, d'invoquer le hérisson pour s'y retrouver, mais c'est plutôt l'inverse qui se produit : sans nécessité, voire sans rapport avec le propos, ce hérisson, déjà annoncé dans la notice initiale, semble néanmoins se mettre à traverser la route, comportement conforme, s'il en est, à notre expérience ordinaire de cette espèce animale.

La première occurrence véritable du terme " hérisson " se lit dans le deuxième paragraphe de la page 304, où Derrida achève de brouiller les indices d'une instance sujet capable de construire la réponse à la question " qu'est-ce que la poésie ? " comme un savoir, en faisant disparaître le toi auquel s'adresse la poésie (ou la réponse, ou la dictée, vu les ambiguïtés du passage), " tenue de s'adresser à quelqu'un, singulièrement à toi mais comme à l'être perdu dans l'anonymat, entre ville et nature, un secret partagé, à la fois public et privé, absolument l'un et l'autre, absous de dehors et de dedans, ni l'un ni l'autre, l'animal jeté sur la route, absolu, solitaire, roulé en boule auprès de soi. Il peut se faire écraser, justement, pour cela même, le hérisson, istrice. " Cette fois, nous avons clairement affaire à une métaphore du hérisson tout entier, si l'on peut dire, et non plus seulement d'un de ses comportements typiques. L'animal semble métaphoriser le destinataire de la poésie, ce tu singulier et anonyme, à condition de considérer comme une et homogène la longue énumération de la première phrase citée. Or, cette homogénéité n'est pas certaine.

En effet, l'énumération déploie, sous forme de groupes nominaux, pronominaux ou adjectivaux assez disparates, une série de caractérisations apposées. La coordination par " mais " entre " à toi " et " comme à l'être [...] " tendrait à nous faire prendre toute la suite de la phrase pour l'ensemble des déterminations de cet " être perdu dans l'anonymat " qu'il faut entendre par " toi "; un hérisson, d'ailleurs, n'est-ce pas un être perdu dans l'anonymat, entre ville et nature, etc. ? Cependant, l'article indéfini de " un secret partagé " nous semble briser la continuité de l'énumération. Le nom apposé désignant toujours, selon la règle, le même être ou la même chose que celui auquel il est joint, on attendrait ici, devant secret, un article défini ou, à la rigueur, une absence d'article, permettant de reconnaître l'expression comme apposition de " l'être perdu dans l'anonymat ". L'article " un " souligne-t-il plutôt la singularité, ou l'anonymat, dont il est justement question, que l'indéfinition ? Ce n'est peut-être pas impossible; toujours est-il que cette inadéquation grammaticale de l'article pousse le lecteur à chercher une autre interprétation plausible que celle de l'apposition des deux groupes nominaux. Dès lors, en fait de " secret partagé ", dans la circonstance, nous ne voyons guère que l'adresse même qui est faite à toi par la poésie/dictée/réponse, ce qui n'est pas sans conséquence pour la métaphore du hérisson : notre petit animal incarnerait en effet, dans ce cas, cette adresse elle-même, puisque les appositions se succèdent jusqu'à la fin de la phrase.

Première occurrence du hérisson dans le texte derridien, donc, et déjà première étrangeté dans l'économie de la métaphore. Si l'analyse syntaxique reçoit notre crédit, nous pencherons pour la seconde interprétation, mais si nous faisons de l'article " un " une marque d'anonymat et de singularité, nous retiendrons la première, d'ailleurs quelque peu soutenue par le fait que la traversée de la route évoquée dans les premières lignes de l'article était bien celle de l'interlocuteur entreprenant de répondre et désigné lui aussi par la deuxième personne du singulier.

Les deux passages suivants où nous apercevons la trace du hérisson, dans la linéarité du texte, sont encore deux traversées et elles se rencontrent toutes deux dans les paragraphes où il s'agit de la traduction. On sait que, si le propos y concerne la traduction en général, il se lit néanmoins sur fond de la traduction en italien dont le texte derridien français lui-même va faire l'objet : " [...] dans l'imminence de quelque traversée hors de chez soi, risquée vers la langue de l'autre en vue d'une traduction impossible ou refusée, nécessaire mais désirée comme une mort . " " N'est-ce pas déjà cela, le poème [...], la venue d'un événement, à l'instant où la traversée de la route nommée traduction reste aussi improbable qu'un accident, intensément rêvée pourtant, [...] ? " Essayons d'y retrouver notre hérisson, lui dont le désir de traverser la route est indissociable de l'exposition à un danger de mort accidentelle. Dans les deux extraits cités, la traversée est métaphore de la traduction, mais qui donc désire traverser, qu'en est-il du hérisson ? Celui qui se trouve le plus exactement " dans l'imminence d'une traversée hors de chez soi, risquée vers la langue de l'autre " et " intensément rêvée ", dans Che cos'è la poesia ?, c'est Jacques Derrida, auteur d'un texte sur le point d'être traduit, et en même temps, comme le suggère la seconde citation, faisant l'expérience du poétique par ce désir même d'une traversée vers la langue de l'autre.

Dès le paragraphe qui suit, cependant, cette nouvelle hypothèse d'interprétation de la métaphore est battue en brèche. En effet, il s'agit du long passage qui s'introduit comme ceci : " Fable que tu pourrais raconter comme le don du poème, c'est une histoire emblématique [...] . " La discontinuité par rapport au paragraphe précédent est totale et cette entrée en matière abrupte, dont le tour d'abord nominal puis impersonnel participe de la stratégie de disparition du sujet, annonce en fait une sorte de fiction. Elle met en scène l'" apprendre par cœur " comme une injonction donnée par le poème lui-même, et cette injonction est, pour celui qui apprend par cœur, d'incorporer, d'absorber le poème dans son propre corps. " Mange, bois, avale ma lettre, porte-la, transporte-la en toi, comme la loi d'une écriture devenue ton corps : l'écriture en soi. "

Le style narratif de tout le passage semble favoriser le retour en force du hérisson; juste après cette phrase, le voilà : " La ruse de l'injonction peut d'abord se laisser inspirer par la simple possibilité de la mort, par le danger que fait courir un véhicule à tout être fini. Tu entends venir la catastrophe. Dès lors imprimé à même le trait, venu du cœur, le désir du mortel éveille en toi le mouvement (contradictoire, tu me suis bien, double astreinte, contrainte aporétique) de garder de l'oubli cette chose qui du même coup s'expose à la mort et se protège - en un mot, l'adresse, le retrait du hérisson, comme sur l'autoroute un animal roulé en boule. On voudrait le prendre dans ses mains, l'apprendre et le comprendre, le garder pour soi, auprès de soi . " Apprendre le poème par cœur, c'est le sauver du danger que constitue sa dépendance à l'égard d'un support extérieur - " le danger que fait courir un véhicule à tout être fini ", dit Derrida -, en se l'appropriant. Et c'est donc le poème, cette fois, qui est hérisson - " cette chose qui du même coup s'expose à la mort et se protège " -, tandis qu'à la deuxième personne du singulier est interpellé celui qui, mû par " le désir du mortel ", désire sauver le hérisson de l'accident fatal.

Cette interprétation, toutefois, est plus univoque que la formulation derridienne elle-même. Autrement dit, notre commentaire a simplifié la situation, qu'il faut reprendre. Il est question, au début de l'extrait que nous avons cité, de la " simple possibilité de la mort ", de " tout être fini ", d'" [entendre] venir la catastrophe ", du " désir du mortel ", mais les phrases du texte ne permettent pas, à ce stade, de savoir si le tu qui reçoit l'injonction du poème est ou n'est pas, finalement, le hérisson lui-même : tous deux sont des êtres finis, mortels donc, susceptibles d'entendre venir la catastrophe et animés d'une pulsion de vie. Ainsi la suite du passage peut-elle bien lever l'ambiguïté dans le sens de l'interprétation que nous avons proposée au paragraphe précédent, et faire du hérisson l'être en danger de mort et du tu le vivant désireux de le sauver, il n'en reste pas moins que tous deux sont exposés à la mort et, en même temps, cherchent à protéger la vie, donc à se protéger. D'où le caractère contradictoire, que souligne la parenthèse derridienne, du mouvement qui pousse à apprendre par cœur, c'est-à-dire à abriter d'un danger de mort, mais dans un corps lui-même mortel. Une autre façon de se croire protégé d'être roulé en boule, somme toute. Et voilà l'hésitation réinstallée quant à savoir ce que (ou qui) représente exactement, ici, le hérisson.

La métaphore, en conséquence, paraît quelque peu laborieuse. Derrida semble reprendre depuis le début, sans nécessité apparente, toute l'histoire que sa fable a mise en scène, comme pour nous persuader qu'il est effectivement possible d'en faire une histoire de hérisson, mais celle-ci devient, du même coup, beaucoup plus complexe. Il se passe donc, d'une certaine façon, le contraire de ce que nous aurions été en droit d'attendre d'un hérisson métaphore du poème : au lieu de proposer une analogie au service de la conception poétique derridienne et destinée, dès lors, à la répéter en l'éclairant, la figure du hérisson brouille et ramifie ce que le début du paragraphe avait raconté clairement. Or, les incursions du hérisson dans la réflexion sur l'apprendre par cœur se multiplient dans les paragraphes suivants. À la recherche de la fonction précise de ce petit animal dans le texte de Derrida et de son impact sur la réponse donnée par lui à la question " qu'est-ce que la poésie ? ", nous allons tenter d'analyser plus avant la spécificité du hérisson dans cette partie de la réflexion derridienne.

Nous pensons que l'" apprendre par cœur ", comme incorporation littérale qui soustrait le poème à la garde de son support extérieur et qui rend compte du désir d'appropriation totale que suscite le rapport au poème, est décrit de façon convaincante par la " fable " que Derrida propose pour raconter " le don du poème ", avant l'irruption du hérisson dont nous venons de faire état. La force du récit, à vrai dire, provient de ce que le poème y détient l'initiative et donne ses ordres au tu : " détruis-moi ", " rends mon support invisible au-dehors ", " promets-le ", " mange, bois, avale ma lettre ", etc. Le rêve d'absolu - l'absolu de " l'écriture en soi " - qui habite le désir d'apprendre par cœur comme expérience du poétique s'y perçoit fort bien.

Et si l'on passe immédiatement, de là, aux premières phrases de chacun des trois paragraphes suivants, c'est le même raisonnement qui se poursuit : " Tu aimes - garder cela dans sa forme singulière, on dirait dans l'irremplaçable littéralité du vocable si on parlait de la poésie et non du poétique en général . " [...] " Littéralement : tu voudrais retenir par cœur une forme absolument unique, un événement dont l'intangible singularité ne sépare plus l'idéalité, le sens idéal, comme on dit, du corps de la lettre. Le désir de cette inséparation absolue, le non-absolu absolu, tu y respires l'origine du poétique . " [...] " Ainsi se lève en toi le désir d'apprendre par cœur . " Trois lignes plus bas, le poème est décrit comme " cela même qui apprend le cœur ". On voit que l'argumentation derridienne se développe harmonieusement. N'était, précisément, le recours au hérisson.

Car le fait est là : la fable qui dit le don du poème, et puis les débuts de paragraphes cités constituent les bribes discontinues de cette partie du texte qui, dans les intervalles, enregistre le passage du hérisson ou le regarde vivre. Non que celui-ci soit incompatible ou sans lien aucun avec le propos, pourtant : une certaine analogie est toujours possible, mais la lecture, chaque fois, s'ambiguïse d'autant. Loin d'éclairer tout à coup un propos complexe et abstrait par la puissance et l'économie de moyens d'une image qui touche juste, le hérisson vient plutôt en supplément : il s'ajoute là où on pourrait se passer de lui (avant lui, il ne manquait rien), et une fois présent, il fait voir que, sans lui, la scène semblait faussement complète, tandis qu'il n'y sera jamais lui-même qu'un suppléant.

Ainsi faut-il reconnaître que, pour rendre compte de l'apprendre par cœur comme intériorisation d'une littéralité - " l'intangible singularité " du sens et de la lettre -, l'image du poème comme hérisson convient assez mal. Que pourrait signifier en effet une intériorisation, ou une appropriation par l'homme de cet animal qui, à notre connaissance, ne se mange ni ne se domestique ? Et quelle pourrait être son analogie avec le langage, alors qu'au surplus nous en sommes à nous demander quel genre de cri peut bien pousser un hérisson ? Pourtant, Derrida ne dissimule nullement, dans son texte, les traits par lesquels son hérisson s'accorde mal avec son propos sur l'apprendre par cœur. Au contraire.

Donnons-en quelques exemples. Quand il écrit : " [...] on dirait dans l'irremplaçable littéralité du vocable si on parlait de la poésie et non seulement du poétique en général " , nous supposons que l'analogie avec la poésie va permettre de décrire l'apprendre par cœur dans le cas du poétique. Or, Derrida émet en fait une objection : le poème est hérisson, dès lors sans commune mesure avec la poésie, et l'analogie ne vaut pas. Le poème réduit à la poésie, c'est la mort du hérisson : " Mais notre poème ne tient pas en place dans des noms, ni même dans des mots. Il est d'abord jeté sur les routes et dans les champs, chose au-delà des langues, même s'il lui arrive de s'y rappeler lorsqu'il se rassemble, roulé en boule auprès de soi, plus menacé que jamais dans sa retraite : il croit alors se défendre, il se perd . " Le poème, alors, serait-il celui qui, sur les routes et dans les champs, vit sa vie de chose au-delà des langues, et qui n'a rien à voir, en réalité, avec notre désir d'apprendre par cœur ? Le hérisson introduit au moins un hiatus entre le début et la fin du paragraphe. Mais aucune explication ne vient lever l'apparente incohérence du texte en ce point.

Nous choisissons un autre exemple un peu après la définition du poème comme ce qui " apprend le cœur " . Ce cœur, dont Derrida avait pourtant déjà précisé qu'il n'était " plus seulement la pure intériorité ", mais qu'il se confiait aussi à une mécanique de la mémorisation, devient franchement le cœur d'un autre par la survenue, à nouveau, du hérisson : " Donc : le cœur te bat, naissance du rythme, au-delà des oppositions, du dedans et du dehors, de la représentation consciente et de l'archive abandonnée. Un cœur là-bas, entre les sentiers ou les autostrades, hors de ta présence, humble, près de la terre, tout bas . " Ce cœur soudain si étranger, comment peut-il encore être ce qu'apprend le tu qui désire apprendre par cœur ?

Reprenant ensuite, comme pour en faire le bilan, sa démarche de réponse dans Che cos'è la poesia ?, Derrida radicalise encore, nous semble-t-il, l'écart entre le tu concerné par la question de la poésie et le hérisson : " Pour répondre en deux mots, ellipse, par exemple, ou élection, cœur ou hérisson, il t'aura fallu désemparer la mémoire, désarmer la culture, savoir oublier le savoir, incendier la bibliothèque des poétiques. L'unicité du poème est à cette condition. Il te faut célébrer, tu dois commémorer l'amnésie, la sauvagerie, voire la bêtise du "par cœur" : le hérisson. Il s'aveugle. Roulé en boule, hérissé de piquants, vulnérable et dangereux, calculateur et inadapté (parce qu'il se met en boule, sentant le danger sur l'autoroute, il s'expose à l'accident). Pas de poème sans accident, [...] . " Pour un peu, à force de s'imposer sans rapport avec celui qui cherche à répondre à la question, c'est-à-dire sans rapport avec la mémoire, la culture, le savoir, les poétiques, le poème-hérisson nous deviendrait hostile ! Nous pensons néanmoins qu'il faut y lire, en toute cohérence, une rhétorique du hérisson que Derrida pousse fermement à bout et qui livre une clef de son fonctionnement en se référant à la catachrèse.

Pour amener cette conclusion, nous allons analyser un dernier extrait, auquel en réalité nous avons déjà fait allusion : " Filiation, gage d'élection confié en héritage, il [soit " ce désir : apprendre par cœur "] peut se prendre à n'importe quel mot, à la chose, vivante ou non, au nom de hérisson par exemple, entre vie et mort, à la tombée de la nuit ou au petit jour, apocalypse distraite, propre et commune, publique et secrète . " Sans nous attarder longuement à commenter les premiers mots de cette citation - " filiation, gage d'élection confié en héritage " -, nous notons qu'ils s'inscrivent dans un réseau discret de termes rencontrés plus haut dans le texte et que nous n'avons pas exploité. Aussi nous contenterons-nous ici de les rapprocher de ce que nous avons lu dans la fable racontant le don du poème : l'injonction d'apprendre par cœur, donnée comme le poème lui-même, initie l'apprendre par cœur comme désir. Derrida parlait de " cet ordre même qui à son tour te constitue, assignant ton origine ou te donnant lieu : détruis-moi, ou plutôt rends mon support invisible [...] " . C'est donc dans le sens où le tu qui désire apprendre par cœur n'est pas premier, mais se situe dans une filiation et reçoit le poème d'abord donné, que nous entendons le début de la présente citation.

Mais cet extrait retient surtout notre attention, bien sûr, parce qu'il semble considérer le rapport entre le désir d'apprendre par cœur et le hérisson comme arbitraire : " n'importe quel mot " ferait l'affaire, le nom de hérisson ne serait là que " par exemple ". Tous nos efforts pour comprendre la présence du hérisson comme hérisson dans ce texte de Derrida sont-ils donc ruinés par cette dernière affirmation ou, pire peut-être, non pertinents dès lors que ce terme se trouverait mis pour n'importe quel autre, et pas du tout en tant que " hérisson " ? Nous ne le pensons pas. Certes, le caractère arbitraire du choix de ce nom plutôt que d'un autre pourrait expliquer certaines des difficultés que nous avons rencontrées. En effet, si le nom de hérisson est choisi au hasard, il n'est pas étonnant que nous ayons parfois eu du mal à le rapporter très précisément à tel ou tel contexte. De même, plus rien ne nous permettrait d'affirmer qu'il y aurait un rapport métaphorique , au sens strict, entre le hérisson et la poésie, ou le poème, ou l'expérience poétique. Or, nous avons parlé de métaphore par défaut, en quelque sorte, ou par hypothèse, mais sans jamais parvenir, effectivement, à fonder notre analyse sur un statut clairement métaphorique du hérisson. Le moment semble donc venu d'en rejeter franchement l'hypothèse. Toutefois, à l'inverse, reconnaissons que les incursions du hérisson dans le texte derridien ont rendu possibles divers rapprochements entre l'animal et le poème ou le poétique, et si, décidément, ce hérisson s'est trouvé là par pur hasard, cela constitue en fin de compte une extraordinaire coïncidence !

L'extrait que nous commentons, cependant, offre d'autres possibilités d'interprétation, qui vont nous conduire plus loin. Il y est, notamment, question de " la chose ". La pensée de Jacques Derrida est toujours très prudente quand il s'agit d'évoquer la chose, en particulier dans son rapport au langage. En effet, puisque nous ne pouvons sortir du langage pour aller au-devant des choses, et que les choses, dès lors, ne se distinguent pas, pour nous, des mots par lesquels nous les nommons, nous ne pouvons décidément prétendre parler de la chose ou des choses elles-mêmes, ce qui signifie toujours hors ou au-delà des mots, choses-en-soi ou choses sans moi. C'est précisément dans ce contexte que les occurrences de la chose, dans le texte de Derrida, nous intéressent au plus haut point. Or, il y en a plus d'une.

Dans la notice jointe au texte dès sa publication en français, Derrida écrit que sa réponse " s'expose au passage, parfois littéralement, dans les lettres ou les syllabes, le mot et la chose ISTRICE ". D'emblée, mot et chose sont donc dûment distingués, ceci ne préjugeant évidemment pas de la possibilité effective de les discerner l'un de l'autre . Par deux fois ensuite, Derrida emploie encore le mot chose. Dans chaque cas, c'est pour parler du poème, et même du poème comme hérisson : " Il [notre poème] est d'abord jeté sur les routes et dans les champs, chose au-delà des langues, [...] . " " Tu appelleras désormais poème [...] un animal converti, roulé en boule, tourné vers l'autre et vers soi, une chose en somme, et modeste, discrète, [...] . " Le poème se voit décrit, dans ces deux extraits, comme un hérisson, en tant que le hérisson est une chose. Nous pensons que la spécificité du hérisson dans Che cos'è la poesia ? réside là.

Un passage antérieur du texte va nous en donner confirmation. Il s'agit du paragraphe où se lit l'embarras d'avoir à préciser ce que veut dire le cœur, puisque le poème se définit à ce moment comme " cela même qui apprend le cœur ". Derrida écrit : " [...] enfin ce que le mot de cœur semble vouloir dire et que dans ma langue je discerne mal du mot cœur . " La difficulté ainsi exprimée rend compte de l'impossibilité d'aller au-delà des mots, mais en même temps de la nécessité que l'exigence de définir le poème en fait sentir. Les lignes qui suivent s'efforcent, en des phrases parfois très complexes d'ailleurs, d'en dire davantage sur ce cœur. Le passage se termine, et la difficulté, en quelque sorte, se résout au paragraphe suivant, quand le cœur est devenu celui du hérisson, c'est-à-dire une sorte de chose à nouveau, en tout cas hors du sujet de l'apprendre par cœur : " Un cœur là-bas, entre les sentiers ou les autostrades, hors de ta présence, humble, près de la terre, tout bas . "

Nous pouvons à présent revenir à l'extrait de la page 308 qui nous occupait, et qui va nous sembler désormais beaucoup plus clair. Le désir d'apprendre par cœur " peut se prendre à n'importe quel mot, à la chose, vivante ou non, au nom de hérisson par exemple ", écrit Derrida. Nulle confusion entre mot et chose, ici non plus. Il ne s'agit pas de n'importe quel mot ou n'importe quelle chose, aléatoirement. De plus, il ne s'agit pas, à vrai dire, de n'importe quelle chose, mais de " la chose, vivante ou non ", ou alors de " la chose au nom de hérisson par exemple ", vivante ou non. Or, la chose dont il a été question, dans ce texte, et dont la définition comme chose a requis le passage par le hérisson, c'est bien sûr le poème. Ou, aussi bien, le poème est dans ce texte la chose portant le nom de hérisson. La petite ambiguïté syntaxique due au fait que la préposition " au " (dans " au nom de hérisson ") puisse équivalemment être comprise comme les deux " à " précédents ou comme se rapportant directement à " la chose " ne complique pas, on le voit, l'interprétation. Tout au plus permet-elle d'évoquer quand même, furtivement, la chose tout court, si l'on peut dire. En effet, en apposant " vivante ou non " , entre virgules, à " chose ", Derrida évite d'avoir à trancher, par l'insertion ou non d'une virgule devant " au nom de hérisson ", entre les deux sens possibles. Ainsi, le lecteur est empêché de voir exclusivement, dans " la chose ", cette chose précise nommée hérisson. Et du même coup, le désir d'apprendre par cœur qui est l'expérience du poétique caresse un instant la douce illusion de pouvoir parler de la chose, c'est-à-dire de s'approprier l'inappropriable, ou encore de répondre à la question " qu'est-ce que la poésie ? " sans perdre le poème.

Du point de vue rhétorique, le hérisson derridien est donc bel et bien catachrétique, au sens qu'Henri Morier donne à la catachrèse de plein abus . Nous avons souligné à plusieurs reprises la non-pertinence, au fil du texte, du hérisson comme tel pour rendre compte du poème, par exemple métaphoriquement. Cependant, en lui donnant le statut de catachrèse, non seulement le texte derridien reconnaît cette non-convenance du petit animal hérissé de piquants pour répondre à la question initialement posée, mais il la revendique comme un de ses effets importants. À ce titre, nous pensons que dans le texte éminemment philosophique de Derrida, même les acceptions péjoratives, rappelées par Henri Suhamy , de la catachrèse comme franche erreur ou comme métaphore incohérente, en ce qu'elles insisteraient sur l'impertinence du hérisson dans Che cos'è la poesia ?, ne seraient peut-être pas à exclure.

L'emploi catachrétique qu'il en fait permet à Derrida de rendre le hérisson rhétoriquement inintégrable à son propos philosophique sur la poésie, tout comme il cherche à démontrer que le poème, parce qu'il est " une chose ", est inappropriable par la pensée du philosophe. Tout le texte servirait à expliquer comment, à partir de la décision de répondre à la question, de l'entendre pour ce qu'elle est, etc., Derrida ne peut faire sienne la poésie que comme il le fait du hérisson : il survient bel et bien dans son texte, mais il y est inapproprié et inappropriable. En tant que chose, vivante ou non, cela paraît évident, et ce l'est tout autant au point de vue rhétorique, comme métaphore, par exemple, puisque son rapport au poème s'accompagne toujours d'étrangeté. C'est donc en ce qu'il ne convient pas qu'il convient le mieux, mais sans doute au même titre que n'importe quel mot effectivement, pour prendre la place de ce qui échappe au propos du philosophe en train de répondre à la question " qu'est-ce que la poésie ? ", à savoir le poème.

Notes

1 Texte de Jacques DERRIDA, paru pour la première fois en novembre 1988 dans la revue italienne Poesia; repris dans Points de suspension. Entretiens, Paris, éd. Galilée, 1992, p. 303-308. Nous citons le texte dans cette édition; la référence au recueil d'entretiens sera dorénavant notée PS. - Quant à notre présent article, il est extrait d'une analyse plus longue de Che cos'è la poesia ?, elle-même intégrée dans une thèse de doctorat sur la place de la poésie dans la pensée de Jacques Derrida, soutenue à l'UCL (Louvain-la-Neuve, Belgique) en juin 2000.

2 Dans la version du texte à laquelle nous nous référons, cette notice et les circonstances de sa parution sont reproduites en note affectant le titre, in PS, p. 303.

3 PS, p. 304, § 2.

4 PS, p. 307.

5 PS, p. 308.

6 On se souvient en outre que c'est d'arbitraire et d'égarement que parle l'interlocuteur fictif dont la réaction à l'ensemble du propos est mise en scène juste après.

7 PS, p. 303. Nous soulignons.

8 Le tu qui prend en charge la tâche de répondre à la question posée par la revue Poesia est-il le même que celui auquel la poésie est dite " tenue de s'adresser " ? Nous ne pouvons l'assurer, mais il reste que la métaphore du hérisson paraîtrait se construire de façon plus cohérente si elle servait chaque fois à rendre compte d'un interlocuteur désigné par tu, fût-il chaque fois différent, qu'en représentant successivement l'interlocuteur de la question " qu'est-ce que la poésie ? ", puis la poésie comme adresse.

9 PS, p. 304, § 3.

10 PS, p. 305, § 1.

11 PS, p. 305, § 2.

12 PS, p. 305, fin du § 2.

13 PS, p. 305, § 3.

14 PS, p. 305, § 4-p. 306, § 1.

15 PS, p. 306, § 2.

16 PS, p. 305, § 3.

17 Ibid.

18 PS, p. 306, § 2.

19 PS, p. 306, § 3. Nous soulignons.

20 PS, p. 306-307.

21 Cette expression cherche en même temps à faire droit à la distance que Derrida prend explicitement à l'égard d'une " logique du hérisson " que Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy lisent dans le fragment 206 de l'Athenaeum - " (206) Pareil à une petite œuvre d'art, un fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson. " (in Ph. LACOUE-LABARTHE et J.-L. NANCY, L'absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, éd. du Seuil, 1978, p. 126; voir aussi p. 21) et que Derrida lui-même retrouve dans la conception heideggerienne du poétique comme mise-en-œuvre-de-la-vérité : " [...] ce hérisson "catachrétique" est à peine un nom [...]. En tant que "poématique" et non "poétique", il reste profondément étranger à l'œuvre et à la mise en œuvre de la vérité. Humble et près de la terre, il ne peut que s'exposer à l'accident en cherchant à se sauver, d'abord à se sauver de son nom et à sauver sa venue. Il n'a aucun rapport à soi - c'est-à-dire d'individualité totalisante - qui ne l'expose encore davantage à la mort et à l'être-déchiqueté. Autre logique. Ou plutôt : ce hérisson tout jeune est plus vieux que la "logique". La "logique du hérisson" est un des pièges possible dans l'aventure de cet autre hérisson, de son nom et de son envoi. " " La mort du hérisson "poématique", si on le distingue du hérisson poétique, du fragment total (Schlegel) ou de la mise en œuvre de la vérité (Heidegger), peut ne pas être même un sacrifice. Le sacrifice prend toujours sens dans la vérité d'une destinée historiale, dans une sur-téléologie époquale. Il n'est jamais accidentel. Quand il y a sacrifice, la victime rituelle n'est pas broyée par l'histoire de façon accidentelle, comme sur une autoroute. " (Istrice 2. Ick bünn all hier, entretien avec Maurizio Ferraris, publié dans Aut aut, 235, janv.-fév. 1990, à la suite de la publication de " Che cos'è la poesia ? Risponde Jacques Derrida "; repris dans PS, p. 309-336; nous citons les p. 312 et 316 dans la présente note).

22 PS, p. 308.

23 Il y a justement, entre autres passages allusifs, celui de la page 306 que nous venons de citer : " Pour répondre en deux mots, ellipse, par exemple, ou élection, cœur ou hérisson, il t'aura fallu désemparer la mémoire, désarmer la culture, savoir oublier le savoir, incendier la bibliothèque des poétiques. " Le " répondre en deux mots " renvoie aux " deux mots, pour ne pas oublier " (p. 304), qui annonçaient la définition du poétique (notre définition (1)). On songe alors au désir d'apprendre par cœur comme désir venant de l'autre, hérité peut-être, et à la gestion paradoxale de ces autres héritages que sont la culture, le savoir ou la bibliothèque des poétiques.

24 PS, p. 305.

25 Sauf à concevoir la métaphore comme les surréalistes, qui la jugeaient d'autant plus réussie qu'elle procédait d'un écart maximal entre le métaphorisant et le métaphorisé.

26 De plus, la chose, ici, pourrait aussi bien être... le mot, dans sa matérialité d'assemblage de lettres et de syllabes sur un support, que l'animal nommé hérisson.

27 PS, p. 305.

28 PS, p. 307.

29 PS, p. 306, § 2.

30 PS, p. 306, § 3. Nous soulignons.

31 Le poème est donc décrit comme chose " vivante ou non " : moyennant, une fois encore, le détour par le hérisson, deux formes du poème, l'une vivante et l'autre non, sont évoquées dans le troisième paragraphe de la page 305, que nous avons déjà cité. En effet, il y a le poème - bien vivant - " jeté sur les routes et dans les champs, chose au-delà des langues ", et puis celui - en instance de mort - dont Derrida écrit qu'" il lui arrive de s'y [= dans les langues] rappeler lorsqu'il se rassemble, roulé en boule auprès de soi, plus menacé que jamais dans sa retraite : il croit alors se défendre, il se perd. " Le domaine de la littérature qu'on appelle la poésie se trouverait dès lors de ce dernier côté, tandis que Derrida a donné au poétique, on s'en souvient, une extension beaucoup plus large.

32 Voir H. MORIER, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, P.U.F., 1989 [4e éd.], p. 169-178 : " Catachrèse : 1. Définition I : Choc de deux termes aux significations contradictoires, résultant d'une figure de substitution (métaphore, métonymie, synecdoque) dont le sens premier s'est effacé de la conscience du locuteur et qui s'accompagne d'une qualification étrangère au sens premier : Les chevaux ferrés d'or surgissaient de la nuit. E.A. [...] 4. La catachrèse, figure de plein abus : Quand l'incohérence éclate, et que le rapport de sens qui devrait s'établir entre deux termes fait paraître l'un d'eux d'une parfaite impertinence, au sens où l'entend Jean Cohen [note 1. Impertinence, non convenance du sens d'un mot dans un contexte donné (cf. Structure du Langage poétique, éd. Flammarion, p. 116 et passim)], on parlera de plein abus ou de catachrèse délibérée. "

33 In H. SUHAMY, Les Figures de style, Paris, P.U.F., coll. " Que sais-je ? ", 1995 (7e éd.), p. 21-28.