[Ce travail a été présenté au Colloque "Deconstruction Reading Politics", le 28 juillet 1999, à Staffordshire University, Stoke-on-Trent, Angleterre].
Les intellectuels sont très souvent appelés à interpréter le sens de leur actualité politique, en prenant en charge la tâche considérable du déchiffrement du sens de la contemporanéité. Cette attention à ce qui se passe présentement devient encore plus impérative quand le discours envisage des questions urgentes, comme la misère, l'ignorance, l'exclusion et les guerres. La question à laquelle le discours est sommé de répondre, comme devant une espèce d'"épreuve de la pratique", concerne la réussite de son adéquation au temps présent qu'on pourrait résumer en une seule question: "Comment faire usage du savoir afin de comprendre l'événement présent?"
Une injonction est ainsi adressée à la pensée dans son urgence. En en tenant compte, le savoir se lance dans une aventure de la singularité, à travers la limite très exiguë qui le sépare de ce qu'on appelle l'idéologie, c'est-à-dire de la constitution implicite ou explicite d'un projet d'action. Car, en cherchant à comprendre en quoi consiste la réalité présente, l'intellectuel est en fait en train de la constituer, de constituer son sens, de la nommer en produisant simultanément les fondements d'un jugement. Parler du présent, nommer la contemporanéité, la partager par la parole, acquiert ainsi un sens beaucoup plus décisif, beaucoup plus proche de la "décision" qu'il ne paraît. À la recherche de l'adéquation du discours au temps présent correspond ainsi l'action qui implique une production du présent. On devrait donc aussi se demander: "Quel est l'événement produit par un savoir sur le présent?"
Soulignant avec insistance la logique de l'application et celle de l'implication, le discours sur l'actualité semble être fondé sur une certaine façon de concevoir l'origine du présent, dans la mesure justement où le présent est conçu en tant qu'origine. Cela me semble spécialement significatif quand il s'agit des enjeux issus des approches de la déconstruction de Jacques Derrida par rapport à sa nature ou à son rôle politique. Quand on s'intéresse à des moments significatifs de l'histoire intelectuelle française et mondiale des dernières décenies, il est aisé de remarquer la fréquence avec laquelle Derrida est intérrogé au sujet de la politique. Ce qu'on appelle "déconstruction" est à la base d'une inquiétude qui s'intensifie à mésure que grandit l'importance de ses implications institutionnelles.
À ce propos, il faut dire tout de suite que, dans ses actes publics, sans éviter de toucher aux problèmes les plus aigus de notre temps, allant jusqu'aux manifestations dans la presse et à l'action coordonnée dans des groupes, commissions et organisations, avec une intervention ponctuelle mais incisive dans des débats sur des sujets très délicats, Derrida a toujours cherché à distinguer l'aventure et même l'errance de la responsabilité d'un exercice de prosélytisme ou de consensus idéologique. On remarque facilement que les textes de l'auteur ne sont pas exclusivement guidés par des analyses génériques des rapports sociaux en soi, censés avoir été produits par la réalité en soi, manière de faire qu'on attribue communément à l'intellectuel politisé. Son oeuvre s'écarte de ce genre d'approche, malgré l'inflexion subie par ses textes à partir des années 80 où on peut repérer une proximité thématique plus remarquable aux événements liés à des problèmes de justice et de responsabilité.
Si la réalité n'est-elle une donnée stable, comment une déconstruction, celle de Derrida par exemple, pourrait accorder son discours à l'impératif du présent?
Avant même d'en venir à la façon dont Derrida négocie avec l'interpellation du présent, il faut proposer un premier constat qui touche à l'évidence: la déconstruction a toujours été interpellée à propos de son rapport à la politique. Voilà, je pense, une affaire qu'il faut assumer pour mieux comprendre ce qui fait le rapport à la chose politique. L'accusation de l'exclusion de l'historicité et de l'absence de pensée politique dans l'oeuvre de Derrida n'est pas récente. C'était déjà le fondement de la critique de Foucault, en 1972, à l'occasion du débat autour de Descartes et de la folie, qui ramenait la déconstruction à un exercice générique et formel, à une recherche du significant pur, dépourvu de motivations et des conséquences dans ce qu'on appelle l'espace public.
De manière analogue, un livre d'introduction et de critique à la déconstruction publié il y a quelques années entendait encore dénoncer son omission de l'économique, du social, du politique, sous prétexte que, chez Derrida, les sciences humaines sont "considérées comme métaphysiques"1. L'objection indique l'abstraction comme une stratégie d'effacement des tensions sociales, qu'on peut facilement généraliser au champ philosophique tout entier. Comment prendre en considération le rôle actif et ponctuel des théories en question dans les graves problèmes de l'enseignement, de la généralisation du virtuel, de la guerre et de l'enterrement trop rapide de Marx?
D'un autre côté, mais avec des conséquences très proches, nous pouvons trouver des critiques contre l'effet de "nihilisme" ou d'"irresponsabilité" de Derrida, contre un discours qui aurait fait une espèce d'option historique, en payant les frais d'une suprématie de la rhétorique poétique ou littéraire. C'est le cas des thèses soutenues par Jürgen Habermas, pour lequel l'oeuvre de Derrida, ayant recours à des schèmes rhétoriques et poétiques, se constitue comme un "mépris élitiste" envers la pensée logique discursive2.
À en croire ces différentes approches, très homogènes en ce qui concerne une certaine manière de concevoir le rapport au politique, la déconstruction derridienne serait ainsi à la fois trop et trop peu politique.
Il faut encore rappeler, pour comprendre l'importance du topos, que la présence la plus retentissante de Derrida dans les médias a été suscitée par l'attribution des titres académiques (comme le Doctorat honoris causa de Cambridge) et par sa proximité à des affaires liées à l'expérience historique de Heidegger et De Man, c'est-à-dire par des motivations manifestement idéologiques.
Constatons donc que depuis longtemps et régulièrement, la déconstruction a été confrontée à la question de sa légitimité. Autrement dit, la déconstruction est comprise continuellement, avec une significative insistance, de manière politique.
D'une façon générale, cette compréhension s'articule tout d'abord comme une demande d'adéquation: comment la déconstruction, avec ses instruments et avec ses méthodes, transpose-t-elle le savoir cultivé dans des domaines aussi différents et marginaux que la psychanalyse et la religion, par exemple, vers les exigences plus immédiates et plus pesantes des problèmes de la cité? Comment l'accommodet-elle aux choses pratiques? Le rapport au politique est ainsi compris comme un problème d'adéquation entre le discours et la réalité, entre la généralité du savoir et le cas spécifique désigné par lui comme significatif. On pourrait dire que, quand l'intellectuel est interpellé dans la circonstance sur sa position politique, on conçoit le savoir sur la politique comme un problème d'homologie entre deux situations discursives, entre deux "textes".
En même temps, l'engagement intellectuel nous mène à considérer le rapport entre ces deux textes comme un rapport régulé par une logique de finalité. On suppose que la réalité précède le discours, mais on la pose aussi devant lui comme sa fin; c'est à l'intention de la réalité (d'une transformation ou d'un maintient de son état) qu'il y a la parole. On pourrait donc affirmer que la déconstruction est lue politiquement et cette lecture interprète la réalité présente comme origine et comme telos du discours. Tout en étant à sa source, le geste politique paraît ainsi occuper le lieu de l'achèvement ou du couronnement d'une trajectoire de pensée. (Il suffit, pour ne pas oublier la force de ce geste, de se référer à la fréquence avec laquelle des travaux très divers traitent par exemple de l'esthétique pour conclure sur le problème de ses implications ou de son sens idéologique).
Il ne s'agit donc pas simplement de dire que les lectures traditionnelles de la déconstruction oublient la densité du savoir politique cultivé par son "objet"; on doit rappeler que, plus fondamentalement, étant interrogée et traitée comme une stratégie applicable à des situations hétérogènes données, et à des fins politiques, la déconstruction est comprise à partir d'une logique mimétique et téléologique dans laquelle, en fin de compte, le désir de constitution du sens est plus fort que le devoir de comprendre la nouveauté inquiétante d'une pensée.
En somme, quand on pose le problème de l'adéquation entre le discours et la réalité de sorte que le traitement du discours chemine, par des causes ou des effets, vers une conciliation présumée entre la théorie et la pratique, ce qu'on oublie c'est précisément la singularité et la difficulté du présent au nom duquel on parle; c'est exactement la chance de penser la responsabilité qu'on oublie au moment où, avec des schémas constitués d'avance, on n'a plus besoin de répondre à la singularité et à la surprise de l'autre, comme si on sautait "par-dessus le texte" qui la constitue, passant sous silence la singularité intraitable de l'objet.
Dire que la déconstruction ne relève pas d'une généralité applicable, c'est-à-dire homologue à des situations réelles, n'implique évidemment pas qu'on la réduise à un caractère générique, plus traditionnellement philosophique, qui consiste à se demander, devant le présent: "Qu'est-ce que le présent?" Cela ne veut pas dire non plus qu'on la destitue de la capacité de décrire un présent donné, comme le ferait une approche plus strictement idéologique du présent en se demandant: "Quel est le présent?" Ou encore: "Est-il juste?", "Prend-il en considération la justice?" Derrida soutient, à propos de ce partage, qu'un "philosophe digne de ce nom n'aurait pas à choisir" entre la méditation sur la présence en général et l'action sur ce qui se passe présentement3. Parler du présent c'est donc parler des limites entre la philosophie comprise comme discours sur le sens générique et la politique comme traitement des faits. Ce qu'on appelle présent est l'élément à partir duquel on interroge les partages entre la philosophie et la politique.
Il faut rappeler, en tout cas, que la question du philosophe et celle de l'idéologue (et ceci au moins ils auront en commun) portent déjà en elles-mêmes une réponse: qu'il y a du présent nommable et qu'il reste disponible. En cherchant soit l'adéquation au présent soit le calcul de sa production, on suppose toujours qu'on peut se référer au présent comme à un point stable, délimité, susceptible d'être nommé. On oublie par là le présent comme élément dérangeant du calcul de la présence en tant qu'événement.
L'exclusion ou l'évitement du présent en tant qu'événement du sens tient ainsi lieu d'un trait fondamental de la pensée politique traditionnelle, telle qu'elle est conçue comme entente et comme réponse adéquate à des urgences parfaitement désignables. Il est aisé de remarquer que la mésentente sur des réponses raisonnables à des problèmes de justice surgit souvent à partir des différences dans la manière de désigner la situation présente: Que se passe-t-il aujourd'hui? Les réponses sont nombreuses et très différentes, et à partir de là on agit en conséquence. On revient à cette scène à chaque conflit international, à chaque guerre, à chaque problème diplomatique.
Or, cet évitement de l'événement du présent paraît coïncider, dans le cas auquel je viens de faire allusion, avec une demande ou une carence très claire de valeurs éthiques. On doit dire en effet que la réitération de la demande, cette insistance par rapport à l'approche politique de la déconstruction dévoile aussi une espèce de trait, de présent vivant du discours sur le politique.
Suivant l'interprétation de Jean-Luc Nancy sur la demande éthique, cette insistance révélerait une expérience de l'éthique dévoilée à partir de sa privation4; l'éthique est ce qu'il semble urgent de suppléer, ce qui manque; cette privation, dans le geste même qui consiste à exprimer une exigence éthique, se pose de toute sa force dans l'affirmation de l'urgence, qui court toujours le risque de dérober à la pensée le temps de sa constitution. À l'exclusion correspond ainsi un manque. L'exclusion et le manque sont des manières de réagir, je dirais, à l'impossibilité et à la nécessité d'un rapport à l'autre auquel Derrida revient très souvent.
Il arrive donc à la déconstruction d'être dans la position de cet autre qui nous pose le besoin de penser le rapport au présent, ce qui explique l'intérêt récent pour le sens politique de la déconstruction de la part des publications et des colloques internationaux. Penser la déconstruction, ce serait aussi penser l'évidence du décalage entre le présent du discours et le discours sur le présent, la différence entre le discours et l'origine, y compris la sienne. Nous serions ainsi exposés à l'intempestivité de la parole, une parole toujours déjà en dehors de son temps, déplacée, prononcée à contretemps.
C'est du moins ce qui affirme Derrida quand il suggère une différence entre l'actualité et le présent, c'est-à-dire entre la somme des informations sur notre époque et la singularité d'un événement. À la recherche du présent, le discours est, pour lui, toujours intempestif, toujours en retard ou en avance par rapport au bon moment, au temps juste; la chance du discours, dit-il, serait d'arriver "juste à temps"5. L'effet politique recherché ne saurait donc ni être rapporté après coup ni calculé d'avance. Le présent est lui-même intempestif, dans le sens où il est toujours expulsé de son identité à soi comme temps présent.
Si la parole politique agit dans sa contemporanéité en produisant des sens, en produisant ainsi des performatifs, cette performativité ne dessine pas un geste formalisable. Dans Spectres de Marx, par exemple, Derrida exploite le problème du discours contemporain sur la mort du marxisme, la disparition des idéologies ou la fin de l'histoire. Il montre comment la constatation est elle aussi efficace: elle veut produire ce dont elle affirme faire le constat, c'est-à-dire l'enterrement ou la "conjuration" des principes marxistes.
Pour Derrida, le présent de l'expérience est dans une bien difficile situation. Il n'y a de présent que fantomatique, revenant; il n'y a de pensée politique que dans la logique du venir, de ce qui vient ou revient, c'est-à-dire de l'événement. L'événement reste ainsi dans sa situation de promesse, hors de son temps, comme ce qui doit encore venir. L'opportunité du discours, celui qui "arrive juste à temps", au bon moment, reste ainsi également très discutable. Or, là où on pourrait concevoir l'opportunité du coup porté contre l'enterrement trop rapide de Marx, on a pu aussi bien discerner une espèce d'opportunisme par occasion de la publication de Spectres de Marx. Cette spéculation sur le sens politique du discours se joue donc dans une interprétation du sens du rapport au présent.
Cela devrait représenter vraisemblablement un changement dans le temps de la politique. Comment pourrait-on comprendre une politique différente aussi bien de la pensée naïve sur le réel que de l'action idéologique? Eh bien, on devrait peut-être commencer par préciser le statut de cette transformation du rapport trop croyant au temps présent à un présent nommable et qui reste disponible, au moment même. En effet, Derrida ne cesse de revendiquer que ce qu'il faut faire, il faut le faire moins vite, ne pas conclure tout de suite, différer sans fuir l'urgence, ne pas éviter le problème de la spectralité du présent. Ce qui explique la modération de la présence de l'auteur dans les médias, où le temps est toujours trop court, c'est-à-dire où l'intellectuel est sollicité à répondre d'une certaine manière et donc à avoir sa réponse dictée, en quelque sorte. C'est aussi le rythme des médias qu'il faut mettre en question, car la revendication de la parole inclut également l'attention à une certaine manière de dire. Reprendre les choses moins vite, à l'époque de la vitesse éléctronique, c'est un geste d'"anachronisme" calculé que propose Derrida par exemple dans La Carte Postale.
Disons donc provisoirement que, cherchant à ne pas traiter le contemporain à partir de l'opposition entre la philosophie et l'idéologie, entre la généralité des essences et la particularité des performances, la déconstruction vient à altérer l'espace de la question sur le présent. Ceci étant, nous devrions dire que la déconstruction constitue aujourd'hui non pas simplement une philosophie de la présence, non pas simplement un fait d'actualité (une pensée post-philosophique, par exemple), mais avant tout une expérience inquiète et inquiétante du présent lui-même.
À considérer la façon dont l'oeuvre de Derrida est lue, on pourrait la reprendre comme un moment où se manifeste la force de l'interpellation éthique, soit qu'on la considère comme un savoir politique soit qu'on l'interroge sur son omission sociale. On doit souligner néanmoins que son sens politique ne constitue ni son identité ni exactement sa phénoménologie, mais son étrange avoir lieu dans notre contemporanéité, dans la situation d'une philosophie disons rigoureuse qui n'exclut donc pas, au contraire, qui insiste sur la nécessité de la considération du trait "éthique", ou plutôt de la spéctralité de la réponse dans l'écriture.
En conclusion, je dirais que s'il y a un savoir politique, on peut l'apercevoir dans l'avoir lieu de la déconstruction comme champ discursif où se joue l'impératif de la réponse à l'appel de l'autre. S'agissant de la déconstruction, c'est donc à cet événement politique qu'il s'agit peut-être, aujourd'hui, de répondre. Ce qui veut dire aussi qu'à parler de la déconstruction c'est au présent qu'il s'agit de répondre, d'interroger comme l'élément fondamental de notre rapport à la contemporanéité, au temps réel, à la généralisation du "direct", etc.
Il faudrait sans doute, en même temps, chercher à comprendre comment une certaine idée du présent cherche à se constituer dans l'oeuvre de Derrida, au-delà ou en deçà du partage philosophie / politique. Autrement dit, il faudrait tout simplement comprendre ce qui est dit et fait, avant même de juger de son sens idéologique. Ce qui se joue dans l'appel éthique lancé à la déconstruction par ses lecteurs, c'est tout d'abord la lecture. Acepter la vérité de l'autre c'est accepter de le lire, de ne pas l'éviter. La lecture est un lieu où il est question des limites du voisinage et des défis de l'hospitalité.
Qu'est-il dit et fait quand il s'agit des textes de Derrida? Serait-il correct de dire que ces textes perturbent tout au plus la surface de la discipline philosophique, sans transformer le champ institutionnel de la philosophie? Or, nous l'avons vu, la déconstruction n'a jamais été complètement absente du champ institutionnel et politique. C'est donc le présent de l'oeuvre à partir de sa scène rhétorique et institutionnelle qu'il faudrait relire, en soulignant les détours, les mésententes, les différences, les coups de force qui font l'intempestivité du savoir en action. C'est ainsi le désaccord qu'il s'agit de reconnaître au coeur des affaires de justice et de politique, des affaires où le présent apparaît souvent figuré par des tonalités d'affect, par des logiques du coeur.
1 Pierre Zima, La Déconstruction: une critique, Paris, PUF, 1994, p.35.
2 Jürgen Habermas, Le Discours Philosophique de la Modernité, Paris, Gallimard, 1988, p.220 (trad. Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz).
3 Jacques Derrida, "Artefactualités", dans J. Derrida et B. Stiegler, Échographies - de la télévision, Paris, Galilée/INA, 1996, p.16.
4 Jean-Luc Nancy, "La Voix Libre de l'Homme", dans J.-L. Nancy et Ph. Lacoue-Labarthe, Les Fins de l'Homme, Paris, Galilée, 1981.
5 Jacques Derrida, "Artefactualités", op.cit., p.17.