Le tournant de l'amitié chez Homère

Michael Naas

En 1979, le 15 juillet justement, J.D. évoquait déjà le "grand Tournant" – dans "Télépathie". Aujourd'hui, à 70 ans, encore un autre – le même. Pour le fêter, voici un texte qui traite justement du Tournant, texte présenté lors du séminaire de J.D. sur l'amitié, il y a plus de dix ans déjà. Je le donne comme tel, sans rien ajouter ni soustraire, avec toutes ses maladresses, comme acte de mémoire, et pour marquer l'occasion d'un Tournant. Avec toutes mes amitiés, donc, voici un texte qui aurait pu porter comme titre, "Le tournant de l'amitié chez Derrida".*

J'aimerais commencer, moi aussi, fidèle, je l'espère, au séminaire, avec une citation, voire une apostrophe. En forme de question, de question rhétorique, cette apostrophe est emblématique de ce que j'appellerai le tournant de l'amitié chez Homère. Ainsi dans Fragments d'un discours amoureux, Roland Barthes nous demande: "Tel, n'est-ce pas l'ami?"1

J'avancerai ici la thèse que chez Homère, tel est l'ami, que l'ami est tel, non pas telle ou telle chose, non pas le circuit fermé de telle ou telle qualité, mais 'simplement' tel, comme tel, un circuit, une strophe, peut-être même une métaphore. Mais afin de pouvoir soutenir cette thèse, il faudrait que moi-même je trace un certain circuit de l'amitié. Il s'agit donc de démontrer que l'amitié n'est pas une harmonie sans ouverture ou sans séparation, l'unité d'une ligne ou d'un lien entre deux ou plusieurs personnes, mais un circuit qui ne se referme jamais, qui n'est pas la clôture d'un cercle mais justement son ouverture sur ce qui l'interrompt, le tournant de la métaphore, la strophe du vocatif. Ayant brisé ce que l'on pourrait croire être un lien primordial entre des amis, entre des frères, il est possible de démontrer comment tous les problèmes de l'amitié font corps avec ceux de l'identité, que philos et autos doivent être pensés ensemble, et que tous deux tracent le circuit du tournant qui les précède et les excède.

Alors, si j'aborde des thèmes déjà chers à ce séminaire – thèmes de la séparation, de la guerre, de la strophe, etc. – c'est parce que telle est l'amitié chez Homère, l'ami devant emprunter à l'autre ses armes, son bouclier, ses phrases, son armure, son style, au risque même d'être pris pour l'autre et tué à sa place.

* * *

Je commencerai donc avec deux histoires de frères, au deuxième chant de l'Iliade, histoires qui ont lieu aux deux extrémités du champ de bataille et, semble-t-il, aux deux extrémités du langage. La première histoire se déroule dans la ville de Priam. Juste après le catalogue des navires et des chefs Achéens, Zeus envoie Iris, la déesse des messages, conseiller aux Troyens de se préparer pour la guerre. Se donnant "la voix [phthongen]" de Politès, fils de Priam, frère d'Hector et l'un des éclaireurs de Troie, posté sur la tombe [tumbos: mais ailleurs, sema] d'un héros Troyen, Iris s'adresse à Hector:

'. . . fais comme je te dis. Les alliés sont nombreux dans la grande ville de Priam. Chacun a sa langue [glossa] à soi parmi les multiples races humaines [polyspereon anthropo]. Que chaque héros donne donc ses ordres [semaineto] aux hommes à qui il commande, puis, après les avoir rangés [kosmesamenos], se mette à la tête des siens [polietas: de sa propre ville].' Elle dit, et Hector ne s'y méprend pas: l'avis vient d'une déesse. (II 802-807)2

Chez les Troyens, l'absence d'unité linguistique exige que les ordres soient traduits dans plusieurs langues afin qu'ils puissent être compris – ou bien suivis. La multiplicité des langues exige qu'il y ait des traducteurs pour donner les ordres et faire ranger les guerriers. A travers Politès, Iris parle de la traduction donc et met fin à ses conseils avec le mot polietas, transformant l'éclaireur Politès en une espèce de schème ou de tournant, schème entre les langues, schème entre les hommes et les dieux, tournant entre les vivants et les morts.

Chez les Achéens qui n'ont pas de ville, le problème de la traduction semble ne pas surgir; Agamemnon peut communiquer directement avec tous ses guerriers en se mettant au centre du campement, près du navire d'Ulysse, et en criant à haute voix (VIII 222-226=XI 5-9). Et tandis que, chez les Troyens, même la voix d'un frère doit être dissimulée pour qu'un message soit traduit, chez les Achéens, la communication peut se faire automatiquement, sans aucune intercession de dieux ou de porte-paroles humains. C'est ce qui semble être suggéré, toujours au deuxième chant, lorsqu'Agamemnon convie tous les chefs au repas avant le combat. Ayant déjà appelé Nestor, Ulysse, Ajax, etc., il se dit que "Ménélas . . . arrive sans qu'on appelle [automatos]: son cœur sait que son frère [edee gar kata thumon adelpheon hos eponeito] a de la besogne" (II 408-409). Ménélas arrive donc automatiquement, sans être appelé, à l'inverse, semble-t-il, des alliés des Troyens qui ont besoin non seulement d'être appelés mais d'être appelés dans leur propre langue. Voici, semble-t-il, une communication hors du langage, une sympathie ou une harmonie originelle entre deux frères, une sorte de lien ou de trait primordial, un court circuit, qui lie les deux frères sans aucune schématisation vers la communication ou l'extérieur.

Mais procédons lentement ici, sans nous précipiter vers la traduction traditionnelle et automatique. Si automatos veut dire en effet directement, de lui-même, sans circuit vers l'extérieur, nous avons alors une situation directement opposée à celle des Troyens pour qui rien n'est automatique et tout a besoin d'être communiqué, médiatisé, ou traduit. Puisque les ordres chez les Troyens doivent être traduits et les paroles des dieux énoncées par le biais d'un éclaireur, et puisque la communication entre les deux fils de Priam ne peut se faire sans déguisement ou dissemblance, le trait qui lie Ménélas à Agamemnon serait alors la purification de tout cela, l'évidence d'une communication sans médiation et sans différence. Autrement dit, si un certain tournant entre les hommes et entre les hommes et les dieux s'inscrit au sein de la communication de Politès, l'effacement de ce tournant est suggéré dans cette sympathie qui va du cœur de Ménélas à son frère, cette sympathie étant le modèle d'une amitié qui resterait en elle-même, sans extériorité et sans commerce avec les autres relations humaines, imbriquées depuis toujours dans la communication. Si autos va de soi chez Homère, s'il signifie 'le même', la cause originelle d'un mouvement vers l'autre, mouvement sans circuit qui efface sa propre apparition et la différence qui est inscrite dans sa fonction référentielle et répétitive, on peut dire alors qu'il y a déjà métaphysique au deuxième chant de l'Iliade. Mais si tel n'est pas le cas, comment penser automatos autrement? Comment concevoir alors, dans ce cas limite de communication fraternelle entre Agamemnon et Ménélas, un circuit ou un tournant qui va jusqu'à interrompre une identité fondée sur le sang?

Homère n'emploie le mot automatos qu'à deux autres reprises dans l'Iliade. Au chant V il est dit que Héré "touche du fouet les chevaux" et que "d'elles-mêmes [automatai]" les portes d'Olympe s'ouvrent, "ces portes que gardent les Heures" (V 748-750). Héré touche les chevaux et les portes s'ouvrent d'elles-mêmes, comme si il n'y avait pas de sympathie entre les deux mais un doublement de la cause et de l'effet. En effet, ces vers jouent sur une formule employée maintes fois dans l'Iliade. Par exemple, seulement quelque vers plus loin, Héré "fouette ses chevaux, et ceux-ci, pleins d'ardeur [ouk aekonte], s'envolent . . ." (V 768). Ce que Mazon traduit par 'pleins d'ardeur' est ouk aekon, une sorte de double négation que l'on pourrait traduire par 'pas à contre cœur', ou, peut-être, si l'on fait la substitution, par automatos, automatiquement, d'eux-mêmes. Entre automatos et ouk aekon, la porte s'ouvre dans les deux sens: ou bien les deux mots sont des expressions de volonté, ou bien aucun ne l'est.3

Les portes d'Olympe s'ouvrent automatiquement, traçant en s'ouvrant un circuit ou un arc de cercle. Elles tracent donc dans l'espace le circuit de leur 'propre' mouvement automatique, le circuit d'automatos, le circuit du 'même'. Ce mouvement automatique n'existe qu'en tant que circuit tracé. C'est le signe non pas d'un pouvoir intérieur des portes mais le double d'un mouvement vers l'extérieur, l'ouverture de ces portes correspondant à ce qui les fait ouvrir, c'est à dire au circuit de l'automatos. Autrement dit, l'effet de l'automatos est le double de la cause, non pas le même mais le double dans le circuit du même.4

L'autre instance de l'automatos se trouve au chant XVIII où nous avons affaire à une description des trépieds fabriqués par Héphaïstos. Bien que je ne puisse le faire ici, il faudrait démontrer comment tout l'art du forgeron est un art de tours et de tournants, l'art de travailler avec ce qui est souple afin de le rendre plus dur, plus utile, ou plus beau: le bouclier d'Achille, le sceptre d'Agamemnon, les colliers des déesses.5 Et il faudrait démontrer que tous ces appareils de guerre ou de séduction, toutes ces armes et tous ces bijoux, sont emblématiques du tournant – d'où leur pouvoir fantastique ou magique. L'artisan, comme celui qui pratique la ruse ou la persuasion, doit travailler, surveiller, se mettre au service des tournants, que ce soit le tournant d'un guerrier, d'un chariot, ou du cœur d'un ami que l'on voudrait convaincre de retourner à la guerre. Ainsi nous trouvons Héphaistos:

. . . roulant [helissomenon] autour de ses soufflets . . . en train de fabriquer des trépieds . . . qui doivent se dresser tout autour de la grand salle, le long de ses beaux murs bien droits [eustatheos]. A la base de chacun d'eux, il a mis des roulettes [kykla] en or, afin qu'ils puissent, d'eux-mêmes [automatoi], entrer dans l'assemblée des dieux, puis s'en revenir au logis–une merveille à voir [thauma idesthai]. (XVIII 372-377)

Ainsi, contre la ligne bien droite des murs, se dressent des trépieds à roulettes. Il n'est pas étonnant que les traducteurs jouent tout autour de cet automatos. Mazon ne traduit pas l'automatos qui se rapporte à Ménélas par 'de lui-même', mais, sans doute pour rendre ambiguë la ligne ou le lien d'une décision individuelle, par une négation: "sans être appelé". Mais quand il s'agit des portes ou des trépieds, il utilise un réflexif qui trace et efface tout à la fois un circuit vers l'extérieur: d'elles-mêmes ou d'eux-mêmes – expressions tout aussi ambigües qu'elles sont tout à fait claires. La traduction anglaise, par contre, joue sur "unbidden" dans le premier cas, "self-bidden" dans le deuxième et "of themselves" dans le troisième (Lattimore "of his own accord," "of themselves," "of their own motion").6 Ce n'est pas par hasard que les traducteurs ont du mal à traduire automatos. En effet, il s'agit de traduire un tournant ou bien un circuit qui échappe toujours à la séparation entre soi et l'autre, entre un mouvement intérieur et un mouvement extérieur, entre le propre et l'accord avec l'autre, la volonté interne et la force externe. Comment traduire le tournant, comment tourner le tournant vers une autre langue quand il a depuis toujours échappé à sa langue originelle? Enfin, si ce qui vient ou qui s'ouvre automatiquement – un frère, une porte, un trépied – ne vient ou ne s'ouvre ou ne tourne qu'en portant ou qu'en traçant un circuit vers l'extérieur, comment s'adresser à l'ami ou au frère s'il porte aussi le tournant?

Traduire automatos sans l'aide de termes positifs ou négatifs, sans l'aide de termes relevant de l'intérieur ou de l'extérieur, bref, traduire sans tourner dans un sens ou dans l'autre, est impossible. S'adresser à l'ami non pas en tant que circuit d'un tournant qui risque toujours l'identité, mais en tant que tournant pur, ceci est également impossible. Traduire, s'adresser: dans les deux cas, il s'agit d'une trahison du tournant. Mais nous allons voir qu'il y a plusieurs façons de le trahir, et que dans le cas de l'amitié, c'est avec une strophe ou une métaphore qu'on le fait le mieux. Etre infidèle à l'ami dans l'apostrophe, telle sera la fidélité emblématique chez Homère. Trahir le tournant avec une métaphore, telle sera l'essence de la prière et de la poésie.

Si l'amitié ne s'apparente pas à une sympathie originelle mais à un tournant 'partagé', tournant qui cependant n'a rien de propre, qui ne relève ni d'un lieu commun, ni d'un lien de parenté ou de sang, il faudrait alors admettre que l'ami n'est pas un sujet individuel doué d'une volonté interne mais, en premier lieu, une façon de tourner, un circuit toujours menacé par l'identité, toujours interrompu par le tournant. Tournons-nous donc maintenant de l'autre côté de l'autos, vers le philein, proximité qui détourne l'autos de son identité en tant que circuit fermé et qui l'ouvre sur le tournant 'à l'origine' de philos et de autos, de la proximité et de la possession, de la ligne et du cercle.

* * *

Le verbe phileo, l'adjectif philos et le nom he philotes se réfèrent chez Homère à plusieurs types d'activités, ou relations, entre les mortels et entre les mortels et les dieux. Ces relations peuvent d'abord sembler provenir de sentiments ou d'affections internes, mais je voudrais démontrer qu'en fin de compte, elles se fondent sur une proximité 'externe', elle-même fondée sur le tournant.7

Commençons par quelques définitions de dictionnaire. Tout d'abord, philein peut désigner une relation affectueuse entre les membres d'une famille, d'une maisonnée, d'une communauté, ou d'une armée. Un fils, une femme, un oncle, un camarade . . . toutes ces personnes peuvent être aimées ou chéries par une ou plusieurs personnes. Selon le dictionnaire, le sens relève, suivant le contexte, ou bien de la possession – mon fils, ma femme, mon camarade, ou bien d'un sentiment affectueux – fils, femme, ou camarade chéri. A ce sens s'apparentent les relations d'affection ou de propriété que l'on entretient avec son corps et ses pensées. On traduit: mon cœur, dans un cas, cœur chéri dans un autre, ma pensée ici, la pensée qui m'est chère là, chers vêtements une fois, mes vêtements une autre. En second lieu, philein désigne des rapports d'amour sexuel, rapports qui seront décrits dans bien des cas comme le fait d'un envoûtement ou d'une séduction. Troisièmement, philein décrit des relations amicales qui peuvent varier entre l'hospitalité, la considération, et l'établissement de promesses et de serments. Enfin, philein désigne aussi l'amour divin à l'égard des mortels, amour qui est emblématique, je voudrais soutenir, de toutes les autres relations du philein parce qu'il est toujours lié en surface à la proximité – bien que l'on ne sache pas encore comment comprendre cette proximité.

Commençons donc avec ce dernier sens de philein, afin de démontrer que le dénominateur commun de tous les autres sens est une proximité établie et interrompue par le tournant, proximité qui en effet s'interrompt d'elle-même. Au chant V Diomède adresse une prière à Athéné, lui demandant:

. . . si jamais, clémente à mon père, tu l'assistas [phila phroneousa parestes] au combat meurtrier, aujourd'hui, à mon tour, aime-moi [eme philai] . . . (V 116-117)

Et au chant X Ulysse adresse une prière semblable à cette même déesse:

'Entends moi . . . toi qui toujours m'assistes [paristasai] dans tous mes travaux, et qui ne me perds pas des yeux [oude se letho kinumenos] . . . cette fois ci . . . aime-moi [me philai]. . . (X 278-280)

Et enfin, au chant V, Athéné dit elle-même à Diomède: "je suis à tes côtés, je veille sur toi [soi d'e toi men ego para th'histamai ede phylasso] . . ." (V 809). Il semble bien que l'amour des dieux pour les mortels ne se manifeste pas par la proximité mais soit cette proximité même. Aimer c'est être près de, à côté de [paristemi], veiller sur [phylasso]. La proximité n'est ni le résultat ni la cause de l'amour ou de l'affection, mais son 'double'. Mais il faudrait aussi se demander: 'qu'est-ce que la proximité?', 'où se trouve-t-elle?', 'à quelle distance?'. La réponse, me semble-t-il, ne peut être que celle-ci: la proximité est ce qui est à un tournant près, à un tournant de la prière, de l'invocation, de l'apostrophe, de l'hospitalité, ou de la persuasion. C'est ce que l'on peut lire au début du poème lorsqu'Achille délibère pour savoir s'il faudrait tuer Agamemnon ou pas.

. . . tandis qu'en son âme et son cœur il remue ces pensées et qu'il tire déjà du fourreau sa grande épée, Athéné vient du ciel. C'est Héré qui la dépêche . . . qui en son cœur les aime [phileousa] et les protège [kedomene] également tous deux. Elle s'arrête derrière [lui] et lui met la main sur ses blonds cheveux – visible [phainomene] pour lui seul . . . Achille est saisi de stupeur; il se retourne [etrapet'] et aussitôt reconnaît Pallas Athéné. Une lueur terrible s'allume dans ses yeux . . . (I 193-200)

Les dieux sont donc à un tournant près, et leur don ou leur intervention, c'est ce tournant. Athéné dit à Achille: "Contiens-toi et obéis-nous [peitheo d'hemin]" (I 213) et Achille réponds: "Qui obéit [epipeithetai] aux dieux, des dieux est écouté" (I 218). Achille sait qu'en se tournant vers les dieux, les dieux se tournent vers lui. Dans ces mots qui relèvent sans doute de quelque façon d'un modèle de récompense, il reste encore la trace du circuit ouvert dont nous avons parlé tout à l'heure. En se tournant vers les dieux, les dieux se tournent automatiquement vers nous. Achille obéit à Athéné et il est détourné automatiquement d'une violence contre Agamemnon.

Philein exprime une proximité qui est fondée et interrompue par un tournant, tournant lui-même associé d'un bout à l'autre de l'Iliade à des relations d'obéissance, de persuasion, et de prière. Je ne citerai que deux exemples. Dans le premier, il s'agit encore des frères Agamemnon et Ménélas. Ce dernier est sur le point de se battre contre Hector lorsque Agamemnon s'approche de lui afin de le dissuader. Il parle et "le cœur [phrenas] de son frère se laisse convaincre [parepeisen]: l'avis est sage [aisima pareipon], et Ménélas l'écoute [epeitheto]" (VII 120-121). Le verbe ici est parapeitho, et chaque fois qu'il apparaît, il s'agit bien de persuader, de convaincre ou de séduire.8 Mais cette scène entre les deux frères est presque un playback d'une scène du chant précèdent. Ménélas y est en train de céder aux supplications d'un Troyen qu'il a capturé, quand son frère arrive et le persuade de le tuer sur le champ. Les vers sont identiques à un mot près, à un tournant près. Agamemnon parle et "le cœur de son frère se laisse convaincre [etrepsen (tourner) adelpheiou phrenas]: l'avis est sage [aisima pareipon]" (VI 61-62; Cf. XIII 789 où il s'agit d'Alexandre et de Hector). En traduisant les deux vers avec les mêmes mots, le tournant de la persuasion demeure caché, bien qu'il s'agisse de persuader dans les deux cas.

Persuader, c'est tourner; tourner, c'est persuader. Au chant V, Ulysse se trouve dans une situation semblable à celle d'Achille dans le premier chant.

. . . il balance en son âme et son cœur: se lancera-t-il plus loin à la poursuite de [Sarpédon]? ou arrachera-t-il la vie à de plus nombreux Lyciens. Mais il n'est pas dans le destin d'Ulysse de tuer le fier enfant de Zeus . . . C'est pourquoi Athéné tourne son courage [trape thumon] vers la foule des Lyciens. (V 671-676)

Le destin s'accorde automatiquement, semble-t-il, à l'action d'Athéné. Le cœur d'Ulysse est tourné par un agent externe en accord avec les desseins du destin. Au niveau du contenu du poème, c'est bien de cela qu'il s'agit. Mais il y a d'autres exemples de délibérations lors desquelles aucun dieu n'intervient. Au chant XI, Ulysse délibère pour savoir s'il faudrait se presser dans la guerre; cette fois ci, aucun agent externe n'entre en jeu pour le tourner ou le convaincre. Il termine tout seul ses délibérations en se demandant: "Mais qu'a besoin mon cœur de disputer [philos dielexato thumos] ainsi?" (XI 407). Ulysse se parle donc et se tourne vers la bataille. Laissons de côté le fait que ces délibérations 'intérieures' soient dévoilées dans le texte; ce qui nous intéresse, c'est que la proximité qui tout à l'heure liait l'homme aux dieux, intervient ici pour le séparer de lui-même. C'est comme si l'extériorité était déplacée, comme si tout le drame de l'intervention des dieux se trouvait maintenant à l'intérieur du cœur qui se dispute et dialogue avec lui-même, sans que cette extériorité soit maîtrisée au point qu'Ulysse puisse simplement décider, à l'intérieur de lui-même, sans circuit ou dialogue, de se battre. Ulysse décide automatiquement – il n'y a pas de force ou de cause externe qui l'appelle, le pousse, ou le tourne. Il décide automatiquement – après de nombreuses délibérations.

Dans la délibération comme dans l'obéissance, il y a déjà, semble-t-il, un circuit qui s'ouvre vers l'extérieur. Penser signifierait donc toujours 'tourner vers', et la maîtrise de la pensée et de l'identité serait toujours menacée par un agent extérieur qui travaille de l'intérieur. La proximité serait le schème entre intérieur et extérieur, le tournant fondant et excèdant la séparation entre la possession et la perte, la possession de soi et la mort.

C'est à partir de cette proximité qui s'interrompt, que l'on peut lire tous les autres sens du philein chez Homère. Dans le cas des relations familiales, ce qui est remarquable, c'est que le philein soit invoqué presque toujours quand quelque chose ou quelqu'un est menacé ou en train de se perdre. On appelle "cher", le fils ou le camarade au moment de sa mort, on appelle "chère" la patrie quand un retour vers elle devient peu probable. La stratégie n'est pas de générer de la sympathie pour celui qui perd quelqu'un ou quelque chose. Le philein marque l''endroit' ou le 'moment' où la proximité s'interrompt, là où la mort, ou le sommeil, vient tourner quelqu'un vers son pli. Le philein est donc invoqué aux moments extrêmes de la souffrance, de la mort, ou de l'amour, moments où la proximité même risque de se perdre. Les parties du corps sont donc désignées par le philein quand le corps dialogue avec lui-même ou se perd, quand la possession de soi est menacée. C'est la raison pour laquelle il est impossible de choisir entre cher cœur et mon cœur, chers vêtements et mes vêtements.9 Le philein et la proximité viennent avant la séparation; ils marquent le corps comme une sorte de tombe ou de signe [sema] à la limite de la vie et de la mort, entre l'un et l'autre, l'homme et lui-même. Ils inscrivent donc ou bien le dernier moment du rassemblement, ou du recueillement, et le premier moment de la perte, ou bien le dernier moment de la perte et de la séparation et le premier moment du recueillement. Ainsi on lit au chant XI qu'Agastrophus "perd la vie [philon thumon]" (XI 342). Est-ce qu'il perd son thumos ou le thumos qui lui est cher? Est-ce qu'il perd, avec son dernier souffle, la proximité du thumos ou la proximité même? Il est impossible de choisir à ce tournant. Ailleurs, il est dit que "ces coeurs [philon etor] ont pu se satisfaire de pain, de vin" (IX 705). S'agit-il de leurs coeurs ou de coeurs qui leur sont chers? L'accomplissement du désir se marque dans le philein au même moment que la séparation, et le recueillement du corps ne va jamais sans sa perte possible.10

En jouant entre la perte et la possession, là où la proximité s'interrompt, le philein et le tournant bifurquent automatiquement en toute une série d'oppositions. Avec la bifurcation entre sentiment et possession, une pensée qui m'est chère peut devenir une pensée mienne: une possession, un secret. C'est avec cette séparation entre l'ouvert et le secret, le public et le privé, que le philein se divise en une persuasion bonne, masculine, liée à la lumière, aux bons conseils, à l'agora, et une persuasion mauvaise, féminine, liée à la nuit, à la séduction, et à la chambre à coucher. Bien que ces oppositions s'interrompent et se renversent partout chez Homère, des liens de parenté sont déjà esquissés. Le tournant établit la séparation entre intérieur et extérieur, l'ami et l'ennemi, ce qui appartient à soi et ce qui est étranger, mais c'est aussi lui qui fait que le xenos est à la fois ami et étranger, et le philos à la fois ami et hôte. C'est à cause de cette ambivalence que le tournant aide et trompe l'homme à la fois, qu'il le tourne vers les serments et les promesses tout en lui ôtant ses possessions, son esprit ou sa mémoire (cf. XIII 3).

Il serait possible de démontrer comment cette ambivalence structure toutes les relations du philein, mais je terminerai avec une seule relation, celle d'un couple – si c'en est un – qui a inspiré toute une tradition traitant de l'amitié. L'amitié entre Achille et Patrocle, amitié fondée non pas sur le sang, mais, on le verra, sur le tournant qui précède les relations de sang, semble bien exemplaire de cette amitié héroïque pour laquelle Homère est renommé.

* * *

L'Iliade commence avec l'éloignement d'Achille de la communauté, et elle se termine avec son retour. Tout comme Zeus dans le monde des dieux, Achille se retire et se place à la limite de la communauté, là où la proximité s'interrompt. Mais si la narration se déroule dans ce circuit ou espace entre tour et retour, le retour provient d'une certain façon automatiquement du tour, et vice versa. C'est l'ambivalence qui s'inscrit dans le tournant et dans le philein. Car si l'amour est la proximité, la haine est la séparation. Aimer l'éloignement ou la séparation c'est donc aimer la haine, véritable paradoxe qui, lorsqu'il se révèle, mène toujours à quelque catastrophe. Ainsi Agamemnon dit-il à Achille au début de l'Iliade:

'Ton plaisir toujours, c'est la querelle, la guerre et les combats [aiei gar toi eris te phile polemoi te machai te]' . (I 177)

Et selon Nestor, aimer la haine, c'est se détourner de la communauté, être exilé, condamné au vagabondage:

il n'a ni clan ni loi ni foyer [aphretor athemistos anestios], celui qui désire [eratai] la guerre intestine [epidemiou] . . . (IX 63-64)

Mais la haine et la séparation commencent non pas avec un détournement pervers du philein mais à l'intérieur même de la proximité; c'est ce dont Achille, pour sa part, accuse Agamemnon au début du poème. Achille l'appelle le plus 'cupide [philokteanotate]' des hommes (I 122) parce qu'alors même qu'il a reçu la plus grande part du butin de la guerre, il en demande plus avec le départ de Chryséis. Achille soutient que sa part est "mince au contraire – et j'y tiens d'autant plus [ego d'oligon te philon]– la part, que moi, je rapporte à mes nefs . . ." (I 167-168). Avec la répartition du butin viennent donc la possession et le désaccord. Le philein joue entre la proximité qui ne se mesure que par le tournant et la possession qui se mesure quantitativement par le retour à soi et à l'identité. Ce n'est sans doute pas par hasard qu'il s'agit ici de la distribution des femmes parmi les guerriers, d'une femme qu'Achille appelle chère et aimée, toujours parce qu'elle est à la fois à proximité de lui et sienne.

Après donc cette première séparation, Achille se tourne vers lui-même, constamment, incessamment, comme si en tournant vers lui-même il pouvait fermer et maîtriser complètement le circuit ouvert du tournant et devenir lui-même, le héros Achille, éloigné de tout, même de la proximité, une identité sans strophe, en dehors de tout appel. C'est peut-être ce qui est suggéré par la phrase d'Hector juste avant sa mort:

'je ne pouvais te persuader [peisein], un cœur de fer est en toi [e gar soi ge sidereos en phresi thumos]!' (XXII 356-357).

Comment tourner ou persuader le fer? Il est, semble-t-il, l'image emblématique de ce qui ne tourne pas, de ce qui s'oppose à toute souplesse. Mais l'opposition entre le souple et le dur est, je crois, semblable à l'opposition entre le langage chez les Troyens et le langage chez les Achéens. Bien que le langage schématisé soit exemplaire du circuit du langage, le langage qui va sans dire, lui, ne va pas sans circuit. Bien que le souple, la strophe et le cercle soient emblématiques du tournant chez Homère, le fer ne va pas non plus sans circuit. L'identité, la proximité, et le retour à soi s'interrompent toujours; le fer ne peut pas s'enfermer dans une essence bien qu'il soit emblématique de ce risque ou de ce leurre.

Tout le drame de l'Iliade c'est de tourner Achille vers le tournant, vers l'apostrophe. Tout le drame c'est de persuader Achille de se tourner de son philos thumos, de se tourner de la structure même du philos, vers l'extérieur et vers un autre philos qui précède le circuit fermé du même. Comme le dit Nestor, il s'agit de "détourner son cœur de la rancune amère [ek cholou argaleoio metastrepse philon etor]" (X 107). Tout le drame c'est donc de démontrer que le fer est fer, non pas identique à lui-même mais à proximité de lui-même. C'est peut-être la raison pour laquelle la phrase lancée par Hector revient dans la bouche d'Achille quand, à la fin de l'épopée, il dit à Priam dans l'obscurité de sa hutte: "vraiment ton cœur est de fer" (XXIV 521). Guidé par Hermès, Priam porte la mort et l'extériorité qui interrompent le circuit fermé de l'identité; il porte la mort d'Hector, celle du père d'Achille, celle de Patrocle, et celle d'Achille lui-même, mort qui a commencé à travailler Achille dès la mort de Patrocle. L'image ou la métaphore du fer a donc bien changé, elle a été bien tournée. Elle n'est plus emblématique de la dureté face à l'autre, d'un circuit de soi fermé à l'autre, mais de la fermeté ouverte à l'égard de l'autre, à l'égard même de son ennemi. Le fer n'est plus emblématique de celui qui n'a "ni clan, ni loi, ni foyer", mais de celui qui gagne l'aidos à travers les relations de l'hospitalité et de la supplication.

Ayant résisté à toutes les supplications de ses autres amis, ayant refusé de se tourner vers les dons, vers l'histoire des anciens héros, ou vers les Prières, Achille se place au-dessus des Dieux. C'est ce que Phénix dit des Dieux qui eux:

se laissent toucher [streptoi: tourner]. . . Les hommes les fléchissent [paratropos'] avec des offrandes, de douces prières. . . Achille, à ton tour accorde aux [Prières, les] filles de Zeus l'hommage [timen] qui les doit suivre et qui sait faire plier [epignamptei] le vouloir [noon] d'autres héros. . . C'est là déjà ce que nous apprenait la geste des vieux héros. Un dépit violent pouvait prendre l'un d'eux: ils restaient sensibles aux présents, ils se laissent ramener par des mots [doretoi te pelonto pararretoi t'epeessi] (IX 496-501, 513-514, 524-526).

Parvenue à la fin de son histoire sur Méléagre (histoire dans laquelle on peut déjà lire la liaison entre les deux personnes qui joueront des rôles clés dans la persuasion – la femme de Méléagre, Cléopâtre [Kleo-patre] et Patrocle [Patro-klos]), Phénix prévient Achille de la persuasion démoniaque qui le fera tourner.

'ne te mets point . . . de telles idées dans la tête! qu'un dieu [daimon] ne te pousse [trepseie] pas dans cette voie, mon chéri [philos]'. (IX 600-601).

C'est justement ainsi que Nestor présente à Patrocle la persuasion de l'ami:

Allons! il est temps encore. . . tu verras s'il t'écoute [pithetai]. Qui sait si, le Ciel [daimoni] t'aidant, tu n'ébranleras pas son cœur par tes avis [pareipon]? Les avis ont du bon, venant d'un camarade [agathe de paraiphasis estin hetairou]. (XI 790-4)

Ce qui est ici traduit par 'tes avis', paraiphasis, est l'un des pouvoirs du ruban magique d'Aphrodite. Héré emprunte ce ruban à Aphrodite au chant XIV, afin de séduire Zeus secrètement et de détourner son attention de la bataille. Ainsi est décrit ce ruban qui est peut-être l'image même du philein:

. . . brodé, aux dessins variés, où résident alors tous les charmes [thelkteria]. Là sont tendresse [philotes], désir [himeros], entretien amoureux aux propos séducteurs qui trompent le cœur des plus sages [en d'oaristus parphasis, he t'eklepse noon puka per phroneonton]. (XIV 215-217)

Nous avons commencé cet article avec des portes et des trépieds qui se déplaçaient automatiquement, presque magiquement, eût-on pu dire. Ici, il s'agit d'une persuasion démoniaque qui tourne l'ami, l'amant, ou bien vers la guerre ou bien loin d'elle. Ce qui suggère qu'il n'y a aucun mouvement, aucune persuasion et aucune amitié sans pouvoir magique ou démoniaque, et que dans la guerre, ainsi que dans l'amour, il y a des déguisements, des semblants, et des doubles.

Achille envoie son double vers la bataille tout comme son ami Patrocle le lui demande:

". . . permets-moi alors de couvrir mes épaules de tes propres armes: qui sait si les Troyens, me prenant pour toi [ai k'eme soi iskontes], ne s'en vont pas renoncer à se battre et laisser ainsi souffler les vaillants fils des Achéens . . ." (XVI 40-42; cf. XI 798-799)

La stratégie fonctionne, mais le héros est tué – par deux fois. Parce qu'en effet, lorsque Patrocle meurt, c'est bien un autre Achille qui meurt avec lui. C'est ce qu'Achille avoue à sa mère tout de suite après la mort de son ami:

"mort [est] mon ami Patrocle, celui de mes amis que je prisais le plus, mon autre moi-même [ton ego peri panton tion hetairon, ison eme kephale]." (XVIII 81-82)

J'aimerais suggérer que c'est le pouvoir de ce iso qui permet à Achille d'adresser ou d'apostropher son ami dans la mort. [Cf. XVIII 315-337, ainsi que XXIII 62-107 où le fantôme de Patrocle apparaît]. C'est là, non pas une comparaison quantitative, mais une comparaison qui relève du tournant. C'est aussi, me semble t-il, ce qui rend possible toute apostrophe et toute métaphore.

* * *

Il y aurait beaucoup plus à dire à propos de l'apostrophe de Patrocle à Achille et vice versa. Mais dans L'Iliade, il y a quelques instances où c'est le poète ou le narrateur lui-même qui apostrophe l'un de ces personnages. Cela se produit presque toujours devant une menace mortelle, ou bien juste avant ou juste après la mort du personnage, c'est à dire, là où la proximité s'interrompt. Il n'y a que six personnages qui sont ainsi apostrophés; seulement deux, plus de deux fois (Achille-une fois, Mélanippe-une fois, Apollon-deux fois, Ménélas-six fois, Patrocle-sept fois).11 Est-ce là une simple coïncidence si Patrocle et Ménélas, celui qui se tourne vers Achille dans sa mort et celui qui vient au repas de son frère sans être appelé, sont apostrophés avec une telle fréquence?

Est-ce une coïncidence si ces apostrophes sont presque toujours précédées d'une métaphore ou d'une question? C'est tout comme si le poète avait besoin de la distance de la métaphore pour parler à son personnage. Comme si une métaphore lui permettait de s'adresser au tournant qui interrompt le circuit de l'ami. Et, parce que ces questions au personnage ont la même forme que celles posées aux Muses, c'est comme si la question permettait au poète de se tourner vers ceux qui se tournent vers lui lorsque il parle. En tournant dans l'invocation vers les Muses, les Muses se tournent vers le poète, automatiquement, d'une façon démoniaque, semble-t-il. En se tournant dans l'apostrophe, le poète est lui-même apostrophé–par les Muses, par la mémoire, et par les amis perdus qui sont toujours à proximité, toujours à un tournant près.12

Notes

* Ce texte a été présenté lors du séminaire de Jacques Derrida sur "les politiques de l'amitié", le 10 mai 1989. Parce que le discours de l'amitié tient toujours compte du contexte, il m'a semblé prudent de garder les marques de la présentation orale de ce texte. Il faut aussi préciser que Derrida commençait le séminaire chaque semaine par l'apostrophe suivante attribuée à Aristote par Diogène Laertes: "O mes amis, il n'y a nul ami."

1 Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux, Paris, 1977, p.264.

2 Toutes les citations de l'Iliade proviennent de la traduction de Mazon, Les Belles Lettres, 1956.

3 Ce fouet est une image qui sera reprise par toute la tradition grecque traitant de la volonté et de la nécessité, de la liberté et l'esclavage, de la relation entre l'esprit et les passions, du principe de la motivation interne et externe. Sur la question de la volonté en Grèce ancienne, cf. J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et Tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1982, pp.43-74.

4 Il faudrait se demander si les Heures, en réglant les mouvements cosmiques, jouent un rôle semblable à celui des portes.

5 A cet égard, cf. Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l'Intelligence: La Métis des Grecs, Flammarion, Paris, 1974, pp. 244-260. Cf. aussi Françoise Frontisi-Ducroux, Dédale: Mythologie de l'artisan en Grèce Ancienne, Maspero, Paris, 1975.

6 Traductions anglaises de A. T. Murray, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1924 et Richard Lattimore, Chicago, Chicago University Press, 1951.

7 Cette analyse doit beaucoup à celle de Emile Benveniste dans Le vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. 1, Paris, Les Editions de Minuit, pp.335-353.

8 Ce mot possède aussi des connotations sexuelles; par exemple, Héré l'utilise quand elle se procure le ruban magique d'Aphrodite afin de réunir Océan et Téthys. "Si, par des mots qui les flattent, j'arrive à convaincre [paraipepithousa] leurs coeurs [philon ker] et si je les ramène au lit où ils s'uniront d'amour [homothenai philoteti], par eux, à tout jamais, mon nom sera chéri et vénéré." (XIV 208-210)

9 Il n'est peut-être pas insignifiant qu'en ce qui concerne le cœur ou les vêtements, le tournant soit souvent marqué d'un soupir ou d'un rire.

10 Tout ce que je viens de dire à propos de la proximité aurait pu être dit à propos de la douceur: retour au doux pays, le sommeil doux, le désir doux; toutes ces expressions révèlent que c'est la douceur qui met fin à la douceur, que toute la guerre de Troie s'oriente autour d'une douceur finale tandis qu'elle se joue dans l'espace et dans le temps ouverts par la douceur. Tout comme la proximité n'arrive qu'avec la mort, de même la douce patrie n'arrive qu'avec la guerre amère; il n'y a pas de chez soi sans extériorité.

11 Il faudrait lire à ce propos l'analyse fort intéressante de Françoise Frontisi-Ducroux sur l'apostrophe homérique: "La mort en face", METIS, Vol. I, 2, 1986, pp. 197-213.

12 J'aimerais remercier Jacques Derrida pour ses commentaires et son assistance, ainsi que Pascale-Anne Brault pour son aide dans la rédaction française de ce texte.