S E P T A N T E1

Laurent Milesi

A la fois une seule et plus d'une fois: Volte et révolution, l'anniversaire revient mais, jamais le même, tout anniversaire n'a lieu qu'une fois. Franchissement avec et sans retour dans ce passage daté et datant des années, ce "tour anniversaire de la date" (Schibboleth, p. 27), ces many happy returns of the day, garde(nt), au seuil réunissant d'une unicité toute singulière, l'aporicité du lieu (comme) de l'événement. Attendre et se préparer à cette singulière répétition (au double sens d'itérabilité et de performance théâtrale) d'une telle annoncitation - une célébration à venir mais rejouant toujours déjà d'autres célébrations passées - voire d'une énoncitation (l'itérabilité d'un hic et nunc soustrayant l'année dans "Londres, le 23 juin" par exemple), permettrait de penser la nature de ce qu'est l'événement même ainsi que dans sa structure relationnelle à tout autre. Tenter brièvement de méditer en cette occasion sur le lieu aporétique de l'événement comme "non-lieu" car toujours apprehendé par anticipation - comme dans ces essais prémédités et donc réunis avant la date anniversaire - ou nécessairement après-coup et toujours trop tard - car on ne peut prétendre arrêter l'événement et témoigner de son événementialité, à savoir de sa présentativité - alors même qu'il y a lieu de témoigner (répondre présent) et de faire présent; telle serait la khoraographie du présent témoignage jusque dans son écriture.

- Vers -

La célébration dite anniversaire appelle le tour poétique en son anneau et cet annulus du retour de la date rassemble l'entourage des "proches" même à distance, le cercle ou la constellation des amis voulant traduire une dette d'amitié et témoigner du don de ladite date anniversaire, offrant par là même un repère commémoratif, de constance et de circonstance, une orientation afin de ne pas perdre le septentrion. Pour s'y préparer, il faut donc se porter en avant, par l'esprit et le coeur, au seuil de cet événement, aller vers lui, y être... presque. Et dans l'hommage anticipé et en attente, faire comme si on y était / serait, sachant aussi qu'on le croisera sans vraiment le rencontrer ou qu'on le reconnaîtra après coup, qu'on le manquera dans la singularité de sa révolution, dans un va-et-vient ayant lui-même la structure en retour d'une date anniversaire et dont l'anachronique conditionnel marque la spectralité ouverte aux deux bouts.

Ce risque de l'anniversaire, qui toujours arrive sans arriver - à quel instant précis arriverait-il pour tout un chacun, du reste? - tel celui d'un coup de don (celui d'une date, en l'occurrence), nous pourrions le penser sous la forme de l'arrivant: l'anticipation d'un à-venir absolument inanticipable auquel il faut pourtant répondre oui, présent, et dont le franchissement reste toujours spectral, ce qui toujours d'un (tel) événement se passe, advient tel un avènement. Affectant jusqu'à l'expérience du seuil (cf. Apories) à plus d'un tour, un trop de trope, la date donn(é)e et gard(é)e à la fois, nous attend là où nous ne pouvons simplement nous y attendre, et requiert une absolue hospitalité à l'imprésentable événement. Car que se passe-t-il lorsqu'un anniversaire "a lieu", lorsque, à la date donnée, il y a l'anniversaire? Quel est l'intérêt et l'inter-dit de ce passage, l'antre spectrale de cet entre, entre une année révolue et une année à venir? Et comment celui pour qui l'anniversaire a lieu "transgresse"-t-il le lieu en ce seuil, de quel double pas ou même paso doble, avec quels entrechats défiant toute gravité, peut-il négocier ce passage en surplomb, cette marque sans marque, l'avoir lieu sans lieu de cette date?

Dans le vers de cet anniversaire, tout se passe comme si rien n'aurait eu lieu que le lieu, au seuil paradoxal de cet avoir lieu sans lieu. Tel serait - et c'est là mon hypothèse en réponse à l'invitation cordiale - le (non-)lieu khoraographique de l'anniversaire, de la ronde des années suspendue entre les deux pôles d'une littéralité et d'une métaphoricité incaluclables et inarrêtables, telles celles du poème autout duquel, tropiquement, on peut le faire tourner à des fins de commémoration, comme l'a si subtilement montré Schibboleth (divisé en sept "temps") jusque dans son écriture.

Traductions et inter-dits: entre 6* et 7*

Comment honorer un anniversaire, s'acquitter par alliance d'un pacte scellé entre l'amitié cardinale et la traduction?

Nous devons aux soixante-dix ou soixante-douze (selon les traditions) traducteurs dits Septante le "passage" de l'Ancien Testament de l'hébreu en grec, foi et témoignage d'une passion par la traduction. Survie d'un texte, métaphorisé d'une langue et d'une culture en une autre, rejouant sur une autre scène le rite de passage du schibboleth narré dans le livre des Juges, ce "mot de passe", inter-dit décisif "entre shi et si" (Schibboleth, p. 50), signifiant et signifié révélatoire du passage près des gués coupés du Jourdain puisque l'épreuve de sa phonation assurait ou annulait le passage (les Ephraïmites se voyant la gorge tranchée pour n'avoir pas su prononcer la chuintante discriminante dans le double tranchant de ce schibboleth). (Événement du) schibboleth: "ce qui arrive à la rive" (Apories), passage du seuil anniversaire, d'un seuil à l'autre, d'une année vers l'autre, de la multiplicité babélique dans la langue, "ce qui permet de passer, traverser, transférer: traduire" (Schibboleth, p. 57).

Or soixante-dix et plus, c'est aussi le nombre des langues fréquemment avancé par l'exégèse comme ayant résulté de la confusion (at sixes and sevens, dirait-on en anglais) de la langue adamique et universelle lors du péché d'orgueil commis par Nemrod: de la Tour de Babel aux tours de babil (et avec eux la naissance, la nécessité mais aussi l'impossible possibilité de la traduction), dont le pardon divin ou remède fut la Pentecôte.

Sceau et scellés de la traduction, la vie-la mort, passage or passed over; on peu encore évoquer le double bind qui régit le chef d'oeuvre de Thomas Pynchon, Gravity's Rainbow, arc-en-ciel (composé de sept couleurs) de la gravité tendu dans le double espace sémantique de ses deux fois sept lettres, relai unheimlich de la thématique parodique de la Pentecôte dans la courte nouvelle The Crying of Lot 49, où l'écrivain américain avait joué sur la double tradition numérologique du calcul de la date du dimanche pentecostal – sept fois sept ou sept fois sept plus un (cinquante, en grec), pour rappeler le fait que Shabuoth (la Fête des Semaines) était observée cinquante jours après le deuxième jour de la Pâque juive (Passover; cf. Lévitique, mais aussi the passed over ou Preterites) – comme somme et multiplication symbolique des sept fois sept sens de "crying" [2], "lot" [3], et "49 / 50". Sorte de fausse clé quasi-herméneutique de The Crying of Lot 49 que certains critiques n'ont pas manqué de relever et de manier en passe-partout, dans un texte suivant une boucle pseudo-apocalyptique qui va du titre à l'anticlimax de son retour circulaire et pré-programmatique à la "fin". Les sept sens du titre du livre multipliés par sa répétition plus un (tour de relecture). Entre quarante-neuf et cinquante...

Entre soixante-neuf et soixante-dix.

Acceptance du défi nécessaire, double bind de possibilité et d'impossibilité, du "pas impossible" (Schibboleth, p. 54), de la traduction, oui oui à la promesse d'une Pentecôte sans cesse différée (comme dans le Finnegans Wake de Joyce, autre arc – ou arche – circulaire tendu(e) entre la chute de Babel et la réparation pentecostale), telle pourrait se résumer la trajectoire de l'oeuvre et de la réflection de Jacques Derrida, scellée dans la signature du chiffre, du phonème et du nom déjà dans Glas, puis dans le "j'accepte / Jacques sept" de La Carte postale.

Il aurait fallu ici pouvoir s'étendre sur la proximité elle aussi umheimlich des dates de parution de Gravity's Rainbow (1973) et de Glas (1974) – à la circularité herméneutique comparablement ironique, de l'abrupte et irrévérencieuse question adressée in medias res, car commençant sans majuscule: "quoi du reste aujourd'hui, pour nous, ici, maintenant, d'un Hegel?", aux restes singuliers et défunts, tel d'un soleil à l'occident, du Savoir absolu du philosophe allemand dans le hic et nunc d'une "fin" ruinée: "Aujourd'hui, ici, maintenant, le débris de" -, ces deux témoins monumentaux de ce qu'on nommera pour faire très vite "postmodernisme" et "post-structuralisme", mais contentons-nous de relever une fascination critique partagée pour les discours apocalyptiques, alors que le Temps nous précipite inexorablement vers cet événement anniversaire. Face à la sérialisation des apocalypses dans Gravity's Rainbow, ouvrant sur la trajectoire d'un léthal V2 voyageant vers l'occident au lever du soleil peu avant Noël 1944 et se refermant partiellement sur l'attente d'une destruction sans reste par les Preterites (si ce n'est celui de la constante relecture que la structure cyclique du roman programme et inscrit), on se souviendra du septième et dernier missile / de la septième et dernière missive de "No Apocalypse, Not Now (à toute vitesse, sept missiles, sept missives)", plus ou moins à la même époque que Schibboleth, lancé avant la révélation du double nom à sept lettres et mimant dans sa position "apocalyptique" de clôture la succession apostolique aux messages envoyés aux sept églises d'Asie dans le livre biblique dit de la "Révélation". Entre 69 et 70, 6* et 7*, à l'orée de ce seuil de la mi-juillet, voyageant sans cesse vers l'anniversaire: dans l'inexorable précipitation de l'orient en occident, de l'origine au déclin, s'inscrit le gift de cette date, le désastre de sa trace en dernier lieu holocaustique telle le sillage vaporeux laissé par la symbolique, consumante et divinisée Fusée dans Gravity's Rainbow.

Dans la langue, dans l'écriture poétique de la langue, il n'y a que du schibboleth. Comme la date, comme le nom, il permet l'anniversaire, l'alliance, le retour, la commémoration (Schibboleth, pp. 61-62)

... chaque fois une fois, l'unique.
Cette fois attend sa venue, comme sa vicissitude. Elle attend une date, et cette date ne peut être que poétique ... (Schibboleth, p. 112)

Londres, le 23 juin2

Notes

1 Note liminaire: je tiens à remercier Dragan Kujundzic, rencontré lors de la lumineuse décade de Cerisy-la-Salle en juillet 1998 (dont l'organisation tourna autour d'un précédent anniversaire de Jacques Derrida) pour son invitation à collaborer à ce "retour de l'année" et de l'anneau. Quoi de plus approprié que d'être rassemblé à nouveau grâce à ce souvenir mémorable et de tenter de le traduire en cette circonstance renouvelée à travers une méditation fugace et fugale sur la décennie (le sens du "faux ami" decade en anglais), la traduction, l'amitié, le lieu et / de l'événement.

2 J'aurai aimé que ce court témoignage fût entièrement élaboré à l'aube de mon propre anniversaire (le 19 juin), entre 39 et 40, et consigné avant le délai de remise des versions électroniques de la mi-juin pour cet événement de la mi-juillet, entre 6 et 7. Hélas, ce ne fut pas le cas, preuve matérielle et symptomatique, s'il en était besoin, et révélée après coup, de l'imprenabilité khoraographique de l'entre-dit ou inter-dit événementiel.