une descente dans le m



, d'outre-temps, lançait des msg :

BURNING BRIGHT

Comme d'autres bêtes solitaires, Tygre demeura un temps accroché aux réseaux du minitel. C'était la faute à Olive sa grande amie ; Elle le tympanisait pour jouer avec ce minitel dont il ne se servait que pour connaître l'état des routes les jours de grève. Nous composâmes 3615 puis Jane, Elle me fit taper son pseudo, Jean-François, et sa cv, brun yeux noirs 23 ans. Olive alors avait 9 ans, blonde aux yeux bleus, le bon dieu sans confession, très en avance sur son temps : une enfant du Village des Damnés ! Qui a vu ce film d'épouvante appréciera.

Ils avisèrent parmi les branchés un 33 - Libourne jh cherche jh pour faire amour. Olive l'élut et sans hésiter lui balança le msg suivant : à condition qu'il y ait du saumon.

(Aussitôt s'afficha le msg du jh : coincé.)

Quelque temps plus tard, désœuvré, Tygre se prit à jouer avec le clavier abandonné sur sa table de travail. Jean-Yves le photographiait depuis une heure, je ne sais pourquoi ; je ne savais plus quelle contenance prendre. Je fis le 3615 Jane et dialoguai longtemps avec Modeste sur des riens (comment est la vie? - la vie est en rose-thé), car il avait inscrit cette cv : certains sont grands, beaux, forts et intelligents. je ne suis pas fort. Il se disait informaticien, 25 ans ; nous continuâmes à bavarder au téléphone. Un appel unique.

Tygre ne décollait plus du mntl. Il apprit les réseaux, les entrées T2 moins chères, les genres, les codes, tous les codes. Il fit ses choix. On ne pouvait plus le joindre, son téléphone sonnait à tout moment occupé. Ça lui passa un peu, un peu plus tard.

SUITE

Ce qui m'intéresse le plus dans l'écriture depuis qu'elle m'intéresse, c'est la relève d'un défi, un corps à corps, une fascination où l'écriture s'échauffe, se prend, se forme. Dans toute fascination il y a quelque chose de vrai, cet occulte pouvoir qui vous traîne et vous guide bon gré mal gré. La pulsion triomphe de la volonté, un mouvement animal, puissant et c'est l'impudeur sauvage de ce triomphe qui est fascinante. Son image pour moi : l'Amour vainqueur de Caravage.

La fascination particulière des dialogues sur minitel est qu'ils sont déjà inscrits dans l'ordre de l'écriture. Les écritures qu'on dit marginales me fascinent surtout, rebuts et testaments ; et celle-ci assume tous les paradoxes de la communication : la plus abstraite et la plus chaude, la plus absente et la plus immédiate. La solitude la plus complète et une intimité à peu près sans réserve.

SCRIPTA VOLANT

L'écriture mntl inverse les attributs classiques du parlé et de l'écrit. Dans la communication jusque-là ordinaire, les paroles s'envolent, mais l'échange est immédiat : coprésence, dépêche et disparition du message. L'écriture traditionnelle perdure au contraire, mais elle s'adresse à un destinataire absent, qui ne va pas répondre à l'expéditeur, sinon d'une manière différée. Il y a toujours des exceptions, récentes ou moins, l'enregistrement magnétique qui fixe les sons et les paroles, les messages que se passent en classe des élèves inattentifs mais prudents : mais alors il faut une coprésence ou un facteur : l'un et l'autre manquent au msg mntl, qui donne à l'exception un tour de plus : Il s'agit d'un système de messages écrits, plus exactement dactylographiés - des signes pré-tracés, mis en mémoire -, mais cette écriture est sans mémoire, en principe elle s'envole, et elle peut immédiatement recevoir une réponse écrite. Elle s'attribue ce qui était jusque-là le privilège de la communication orale. De l'écriture elle conserve les signes, visuels et muets, et l'absence des personnes l'une à l'autre. Avec le téléphone elle a en partage la télécommunication sans facteur - sans transport physique du support où s'inscrit le message. C'est une communication machinique, hautement technologique ; une télécommunication associant l'éloignement réel et l'échange instantané, comme le téléphone, avec le silence des signes écrits, lesquels supposaient auparavant une délai de l'expédition et une permanence relative de la trace. S'écrivant, les branchés ne disaient pas écrire mais parler (on s'est parlé hier), caractérisant le parler non par la phonation, mais par l'immédiateté de l'échange.

ESPACE

Bonjour les bandards! s'aperçut vite que la plupart des habitués des rézos mntl étaient des hommes et des femmes en état de manque. Pas toujours, l'exception a toujours sa place sur minitel, et certains le pratiquaient par oisiveté, curiosité, amusement, désir d'en faire un texte écrit et publié sur d'autres supports. Mais tous ces motifs paraissaient affectés d'un manque évident, un manque de l'autre, un besoin de tendresse, un désir d'accouplement, un appel de mots. Jouir, gikler, juter, s'éclater, caresses, câlins, blabla, dial tendre, hard ou ludique se demandaient sans répit sur l'écran en signes de lumière. Fantasmer, la demande récurrente, combinait le désir et la parole. À toute allure, un nombre incalculable de fantasmes s'échangeait en silence à travers l'espace.

On pouvait être deux ou plusieurs à jouer devant un écran de minitel, mais l'écrivant était essentiellement une personne seule, deux mains et deux yeux sauf mutilation. Les mains très occupées dans l'affaire étaient rarement nommées dans les msg ; les yeux, le plus souvent écrits yx et affectés d'une couleur faisant partie de la cv ou autodescription avec la taille et le poids, la couleur des cheveux, la taille du sexe, l'âge, souvent tu, parfois menti ou donné avec réticence, et l'envie de l'écrivant.

Les messageries ou rézos servaient surtout comme lieux ou non-lieux de drague. Et cette drague pouvait suivre trois cours :

1) La rencontre : On échangeait la description des personnes et des désirs, et si les envies convenaient, on se fixait un rencard. Romain : je n'ai pas encore 18a j'aime être avec un ami garçon je suis en vacances je suis très brun poilu ma bite est dure vite une rencontre

2) L'un des correspondants filait à l'autre son téléphone et là, deux possibilités : a) Le téléphone préparait et cimentait la rencontre par l'écoute de la voix, la plus grande rapidité et précision de l'échange ; ou b) Le téléphone accomplissait (bz tél) le co-ït impossible : chacun s'excitait - ou faisait mine de s'exciter, il y avait des professionnel(le)s - dans son coin, lié à l'autre par les seules voix, l'un communiquait à l'autre ce qu'il faisait ou fantasmait, et les correspondants parachevaient leur plaisir par l'écoute mutuelle de leurs gémissements. (Plus tard, l'usage du vidéophone perfectionna l'échange par l'addition des images, mais il ôta à la bz tél cet élément d'invisibilité qui en faisait le trait marquant.)

3) On pouvait décider de rester sur mntl : les partenaires fantasmaient par écrit leur copulation jusqu'à l'orgasme de l'un et/ou de l'autre. Bitjut RP : je me branle depuis un moment seul j'ai envie de jouir avec dial minitel suis châtain mince cheuveux longs bouclés suis allongé à poil dans ma chambre mntel à côté

Cette dernière solution put sembler un moment à Bonjour les bandards! - et semblait à beaucoup de bandards - d'une froideur et d'une abstraction rebutantes. Ni corps, ni image, ni voix, rien, rien, rien en face de soi que des lettres blanches sur un écran noir, c'est peu pour s'échauffer et pourtant le fait était là, ou du moins tout portait à croire que beaucoup utilisaient le minitel pour activer leur masturbation par un échange d'écritures. Et la vertu de cette écriture est que si les personnes étaient expertes, elles pouvaient faire durer et durer le plaisir : je me branle depuis cinq heures ; le porter aux nues et le maintenir en état d'incandescence : c'est encore mieux qu'en vrai. La copulation ayant lieu entre deux absences - deux désirs et deux écritures -, l'activité du claviste interrompt et relance celle du branleur. L'écriture bande et se gonfle à tout moment des excitations de l'écrivant et du lisant.

Parfois, la bz mntl servait de prélude à une rencontre, c'était le choix de JH 18ans : Etudiant sc éco ch baise minitel en vue éventuelle rencontre ultérieure. D'autres disaient chercher sur mntl le grand amour, la rencontre d'une vie. D'autres faisaient passer en même temps divers types de msg, ainsi Pontivy 20a :

20a mignon bien dans ça tête cherche même âge ou maxi 30
adonne petit rat qui en veut ils viennent juste de naître laisse mgs dans bal

De toute manière, quelle que fût la voie choisie, la frustration présidait. Les rencontres étaient rarement satisfaisantes ; les lapins pullulaient, et les personnes qui se rendaient aux rencards étaient déclarées plus vieilles ou plus moches que dans leur autodescription. Temps perdu, excitation frustrée, ils se quittaient ou s'envoyaient quand même en l'air avec un retour d'absence, une abstraction rêveuse - cv de Déçu adieu minitel :

4 rv et face à moi 4 menteurs! un cv super mais bidon, toujours plus âgé et de beaucoup etc. etc. alors le bomec sympa et viril n'existe pas sur minitel?

moi 24a 170m 59 kg bf et j'ajoute bm! je cherche idem.
y a t'il quelqu'un de sincère?

LOUPE

Autour de ces lettres, des mots rares et durs, des flux de pensées, de pensées de pensées, de gestes et de désirs, pas dits, pas écrits. Et pourtant, tout fait partie du texte.

CTRL

La nuit du 6 au 7.XII.12 (ou la suivante), le peu de temps qu'il dort, Kafka rêve de Felice Bauer et lui écrit les deux rêves dont il a gardé le souvenir après s'être efforcé en vain de les oublier, car il y avait en eux des vérités terribles. « Le premier se rattache à ta remarque, que vous pouvez télégraphier directement du bureau. Donc moi aussi je pouvais télégraphier directement de ma chambre, l'appareil était même près de mon lit, par analogie je suppose avec ton habitude de pousser ta table près du lit. C'était un appareil particulièrement barbelé, et de même que j'ai peur de me servir du téléphone, de même j'avais peur de ce télégraphe-là. Mais il fallait que je te télégraphie, étant pour je ne sais quelle raison démesurément inquiet à ton sujet, et pris d'un désir violent, assez violent sûrement pour me tirer du lit, d'avoir immédiatement de tes nouvelles. Par chance, ma sœur cadette se trouvait être tout de suite là et commençait de télégraphier à ma place. Mon souci de toi me rend inventif, rien qu'en rêve, malheureusement. L'appareil était construit de telle sorte qu'il n'y avait qu'à appuyer sur un bouton, et à l'instant la réponse de Berlin apparaissait sur un ruban de papier. Je me rappelle qu'en regardant le petit ruban qui se déroulait d'abord tout à fait à vide, j'étais raide d'impatience, bien qu'on n'eût pu s'attendre à autre chose, car tant qu'à Berlin on ne t'avait pas appelée à l'appareil, il ne pouvait évidemment pas y avoir de réponse. Quelle joie lorsque les premiers signes apparaissaient sur le ruban ; celle dont j'ai gardé le souvenir était si intense qu'en vérité j'aurais dû tomber du lit... »

Dans le deuxième rêve de Kafka, Felice était aveugle. « Tout à coup je tenais à la main un énorme code autrichien que j'avais beaucoup de peine à porter, mais qui devait m'aider d'une façon ou d'une autre à te trouver et à te parler correctement. En chemin, cependant, il me venait à l'esprit que du moment où tu étais aveugle, mon extérieur et mes manières seraient fort heureusement sans influence sur l'impression que je te ferais. Après cette réflexion, je n'aurais rien aimé tant que de me débarrasser du code, en quoi je voyais un fardeau inutile. »

RETOUR

L'écriture - l'absence de voix, d'image, de corps, de toute présence : la solitude du moi - provoque le plus souvent un échange fantasmatique hard. L'appel est dur, tout est dur, jusqu'à la tendresse.

L'écriture, l'absence maxima de l'un à l'autre dans l'échange, l'anonymat total vautrait l'excité dans des fantasmes de baise parfois crad, souvent bestiale et hâtive. Si le minitel n'était pas la voie royale qui mène à l'inconscient, il y ouvrait de nouveaux chemins non dépourvus d'horreurs aimées -

...Sogno o vaneggio ?

Qual occulto poter di questi orrori,

Da questi amati orrori

Mal mio grado mi tragge e mi conduce

A l'odiosa luce ?

C'est ainsi que chez Monteverdi s'angoissait Orphée (« le premier pédéraste ») arraché malgré lui aux ténèbres de l'enfer.

 

GUIDE

Voici comment les choses s'ordonnaient. Tu entrais ton pseudo ; dans certaines messageries, le pseudo pouvait être certifié sur ta demande, si tu le rattachais à ta bal ou boîte aux lettres qui permet de recevoir en différé des msg qui restent en mémoire, et d'y répondre.

Un jour, un animateur « parlait » à Tygre du pseudo certifié : c'est ton vrai pseudo, disait-il, il t'est réservé, personne d'autre ne peut le prendre à ta place - il était alors signalé devant le pseudo par une étoile, ou dans d'autres serveurs par un dièse. Mais un autre pouvait s'appeler Tigre ou Tyggre ou Tyger. Tygre sourit à l'idée d'un vrai pseudo. Parfois, des branchés s'entre-accusaient d'usurpation de pseudo, c'était comme te voler - ton image ? Non il n'y a pas d'image, mais l'identité fictive que tu te donnes pour charmer ce monde spectral, féerique, de lettres lumineuses.

L'enfer des rézos était policé. Non seulement parce qu'ils étaient en effet infiltrés - tel msg dénonçait l'intrusion, le 37 est un flic, véridiquement ou non (à l'inverse, tel pseudo s'annonçait comme policier ou CRS, l'uniforme devenant un agent érogène) ; mais parce que des animateurs étaient chargés de veiller à ce que les msg publics, pseudos et cv, ne contrevinssent pas aux lois de la nation ou à la catégorie du rézo. Ils pouvaient déconnecter, occulte pouvoir de ces horreurs aimées, les pseudos trop jeunes ou trop ouvertement vénaux (Prostitution / Moins de 18A / Interdits..), mais Pupuce avait l'impression qu'en général on se contentait de gommer les mots offensants. Sur tel rézo cuir par exemple, les mots ado, 15 ans étaient remplacés en période chaude par xxx, 18 ans, la censure signalant que la police de l'État s'en mêlait ou menaçait de s'en mêler. Si le pseudo était trop hard - crad ou krad était tabou sur le rézo le plus crad -, l'ordinateur le refusait et te priait d'en choisir un autre.

Un rézo annonçait à gauche d'une langue sexuelle sortant d'un C vaste comme une gueule d'enfer : déconnecte tout pseudo ou message public en rapport avec la drogue, la prostitution, les - 18 ans & l'incitation à la débauche. Avertissement de pure forme, au moins pour la dernière clause, le rézo étant en lui-même une incitation à la débauche. Mineurs ou prostitution s'y proposaient d'ailleurs ; peu de drogue, elle suivait d'autres canaux.

Le pseudo pouvait s'accompagner d'un code départemental et d'un(e) cv, carte de visite ou curriculum vitae. La cv appâte et sélectionne : lis cv disaient les mecs pour t'accrocher.

Une fois ton pseudo entré, tu pouvais te brancher sur les bal, les humeurs ou les délires, parfois les jeux et les infos voire les commandes de marchandise ; mais le gros du courant allait aux branchés en direct : lire leur cv, contacter l'un ou l'autre, être contacté de l'un ou de l'autre, cumuler les contacts, échanger msg sur msg, coïter en même temps avec plusieurs keums et/ou meufs. On pouvait aussi correspondre avec soi-même, ça arrivait accidentellement, mais passé le premier instant de surprise, ça manquait singulièrement d'imprévu.

Pseudos et cv étaient publics, à la portée de tous les branchés et contrôlés en principe. Les msg non : théoriquement (encore que) ils se passaient dans l'intimité de deux correspondants. Pseudos, cv et msg créaient le plus souvent des situations très convenues dans l'indécence, parfois aussi des fantaisies réelles ou simulées, amusantes consciemment ou non, celles-ci étaient les plus amusantes :

qui me pose des électrodes?

as-tu un chien

lyon cherche père et fils

20 ans veut mourrir cherche assassin sado

qui pourrait me mettre un anneau dans les couilles comme on le fait pour les oreilees

FER - jh recherche un jh habillé d'une belle chemise et d'une belle cravate âgé de moins de 26 ans; parfois des pseudos ou des cv étaient des confidences :

mon chien m'encule

mon curé m'encule

je l'ai baisé sur une voiture

....mon violon a été pissé dedans.....

en soirée je me fais dérouiller en forêt en RP totalement nu

je flashe sur les jeunes mecs très bcbg à l'allure de vrp ou de golden boy Nantes

On rencontrait des graphismes inventifs composés au moyens des nombreux signes annexes du minitel. Il y avait des virtuoses de cet art comme des virtuoses du graffiti, des artistes qui travaillaient sans espoir de profit, sinon peut-être d'accrocher l'autre comme les oiseaux par leur plumage, mais ils ne semblaient pas s'en soucier plus que cela. On trouvait aussi des pseudos poétiques ou malicieux, Fififonf*, Radioactif, What a fair foot. Comme dans les jeux et les parures, la frontière vaguait entre le fonctionnel et l'inutile, l'envie de plaire et le narcissisme. Le trouble entre dans le mystère de ce qu'on nomme charme ou grâce ; il fait l'art et le prix de la séduction.


* Cv de Fififonf : je m’appelle Stéphane et mon pote Zoubir on est seule on cherche compagnies (ils cherchaient des femmes).

La règle de l'échange voulait qu'on se tutoie, quel que fût son âge déclaré ou sa situation de fortune. Le mntl comme la plupart des divertissements sexuels encourageait une promiscuité qui n'entamait pas les barrières et conflits sociaux.

Quelques-uns se déclaraient paysans, beaucoup militaires ou pompiers, mannequins, danseurs ou footballeurs, étudiants ou lycéens ; peu d'ouvriers (sauf des apprentis garagistes nus sous leur salopette) ou d'employés, quelques informaticiens et docteurs, pas mal de beurs et de loubs. Certaines catégories semblaient appeler le sex-appeal plus que d'autres.

CORRECTION

L'orthographe mntl donnait à lire un mélange d'abréviations fonctionnelles et de ludisme. Si l'expédition du msg était à peu près immédiate, sa composition lettre à lettre prenait du temps et les branchés s'étaient fait une orthographe spéciale, semi-phonétique, à base de rébus et d'abréviations en tout genre, now pour maintenant, oqp, q pour queue ou cul, le contexte décidait, cho7 pour chaussettes, elles avaient parfois leur rôle. Slt pour s'aborder, bye ou b pour se quitter ; beaucoup de k, ki, koi ou koua, keu, mek, gikler. Pas mal de calembours : un dosage improvisé d'économie et de dépense, car les écarts de graphie avaient aussi une fonction accrocheuse. Et Tygre s'était rendu compte avec surprise que les fautes d'orthographe, dans les msg, avaient sur lui un fort pouvoir sexuel..

On pouvait envisager l'écriture mntl comme une forme d'art, mineur peut-être mais moderne et sympathique d'être sans nom et sans trace, sans profit d'argent ou de gloire. Les branchés dégoulinaient de fatuité en tant que bomecs, pas en tant qu'écrivants. Parfois - assez rarement -, les msg laissaient passer un courant d'air et de poésie parce qu'on avait l'impression, peut-être fausse, que leur poésie n'était pas télégraphiée, ne faisait pas partie du programme (sauf quelques essais « poétiques » et lamentables), s'invitait en surplus et l'air de rien. C'est ça qui était charmant, un usage de la langue qui vous changeait de la littérature des petits-maîtres, telle qu'elle s'exhibait dans les magazines littéraires et les émissions de la télévision. D'un écran à l'autre, il y avait, de ce point de vue, un monde.

CARNAVAL

Beaucoup de connectés se déclaraient choqués par les menteurs : sans doute l'idée d'un mensonge possible rafraîchissait-elle le feu de leur jouissance, quelque menteurs qu'ils fussent eux-mêmes ; mais il suffisait, beaucoup l'avaient compris, de ne pas y penser. Le mensonge était à peine un mensonge : la cv ne donnait guère plus la véridique image que le pseudo ne donnait le vrai nom. Ils composaient plutôt une image fictive, ni vraie ni fausse, un look, un masque. Et conformément à l'esprit de la mascarade, ces images verbales correspondaient presque toujours à des types établis. Beaucoup se rajeunissaient, s'embellissaient, s'idéalisaient, se déclaraient bomecs, très mecs, musclés, sportifs (mais passifs), virils ou mignons ou les deux, poilus ou non, des culs splendides, des membres au-dessus ou très au-dessus de la moyenne, les divers looks et l'arsenal puisés à l'imagerie porno soft ou hard. Des clichés érectiles mais devenus étrangement abstraits, épurés.

Assez peu de gens déclaraient un physique moyen, quelques-uns un âge avancé : ceux qui recherchaient une réalité plus qu'un rêve sexuel. Se faire remarquer étant le but, de rares branchés prenaient un masque moins convenu voire franchement débandant : un Vieux moche & con tranchait sur la foule des bomec blond yx verts 24a 21cm. Celui-là non plus ne manquait pas d'autosatisfaction ; il exhibait la maîtrise et la fatuité de l'ironie.

Le masque disait une vérité fantasmatique ou fantasmagorique. La parole du minitel était d'autant plus libre qu'elle n'était barrée ni par une idée de repentir comme la parole de la confession, ni par une idée de traitement comme celle de la psychanalyse. Elle se déchargeait sans autre fin que cette décharge. Ange de la nuit disait à Carnaval de vive voix que le minitel permettait à beaucoup d'exprimer, peut-être de réaliser des envies qui n'avaient pas d'autre issue. Beaucoup d'hommes mariés qui jamais ne mettraient les pieds dans une boîte gaie étaient prêts à tout sur le rézo pd (épouse sortie vite). Beaucoup avouaient des envies torrides, parce qu'en face d'eux ils n'avaient qu'un écran et des lettres : pas de présence, pas de voix, pas de conscience jugeante. Certainement le minitel avait un rôle cathartique : un défouloir... je ne sais pas sic'est français! Mais s'agissait-il de vrais hétéros cherchant une initiation - mot fréquent sur mntl -, ou d'homos travestis en hétéros cherchant une première expérience (c'était plus bandant) ? ou de femmes hétéros ou non travesties en l'un ou l'autre ? Le rapport du fantasme à la bisexualité - à sa partie cachée, refusée ou refoulée - donnait à la vérité un tour de vis baroque, vertigineux, jamais terminable : tournant à vide.

Une nuit, Loubkrad ecxité se fit draguer sur un rézo cuir par Néo-nazi en treillis ch idem. Au msg il répondit aussitôt : je suis juif. Plus de réponse. Et pourtant... Peut-être n'était-il pas juif ? Peut-être l'autre n'était-il rien moins qu'un néo-nazi en treillis ? Peut-être lui-même était-il juif ? Quelle mascarade s'improvisaient-ils ? Personne, pas même eux, ne sut jamais toute la vérité - ses deux fragments ajustés - mais qu'est-ce que la vérité ? Elle se concentre ici dans les fantasmes et les déguisements qui se formulent dans les pseudos, cv et msg. Un mouvement de recul devant l'interpellation du néo-nazi réel ou non suffisait à faire de l'autre un Juif : le contact faisait immédiatement court-circuit.

ANNULATION

Gil 62 : marre d'être seul.

Le succès des messageries mntl était sans doute un fait de culture. Les rézos créaient des liens à travers le pays, jusqu'aux DOM-TOM. Tout devenait tellement simple. Les technologies de la reproduction et de la télécommunication, automobiles, téléphone, disques, télévision et vidéocassettes, accentuaient chaque jour l'isolement et le désert des villes. À quoi bon sortir de chez soi puisqu'on y était câblé à tout moment sur le monde, entendant ses voix, sa musique, regardant ses images, recevant ses nouvelles et ses produits commandés sur minitel. La technologie mntl était l'agent et le symptôme d'une transformation des rapports entre l'individu et le groupe. La socialité en chair et en os en avait pris un vieux coup : on se retrouvait en boîte pour danser seul, et quand on sortait dans la rue ou dans le métro, on se coupait du monde environnant par un walkman, un talisman qui le transformait en spectacle télévisé, ne filtrant du dehors que des sons enregistrés et prévus. Les « maladies sexuellement transmissibles » - leur réalité, mais surtout leurs effets imaginaires, car on mourait plus d'accidents de voiture, ou un siècle plus tôt de syphilis, sans que ça ait créé un tel mouvement de panique - avaient provoqué un sérieux fléchissement des rencontres sexuelles : le téléphone et le minitel assuraient la possibilité d'une décharge sans effort et sans les risques du contact. Les progrès de la télécommunication accentuaient ce double mouvement, ni réversible ni irréversible, un isolement accru et des câblages nouveaux. Bientôt, chacun put se faire représenter par son hologramme grandeur nature. On croyait depuis le début de ce siècle être sorti de la représentation : elle avait pris des tours inédits et multiples. Dans toute cette télématique fantasmatique, on pouvait lire en filigrane le regret d'un être au monde plein, présent, sans représentation ni supplément, un regret parfois plaintif, souvent coupant, dénué de sentimentalité et de nostalgie. Le Grand Verre de Duchamp était devenu quotidien : une copulation à distance et à partenaires multiples. La pensée derridienne qui pensait dans leur multiplicité les problèmes et les formes de la télécommunication, de l'écriture à la télépathie, était la pensée de l'époque télématique.

SOMMAIRE

Msg d'Une descente dans le m à Pascal seul : Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie.

RÉPÉTITION

Freud signale des cas d'inhibition où les doigts et les pieds sont érotisés - piano, marche, écriture - au point d'être interdits ; par exemple « quand l'écriture, qui consiste à faire couler d'une plume un liquide sur une feuille de papier blanc, a pris la signification symbolique du coït ». Sur mntl, l'écriture ne consiste plus à faire couler un liquide sur une feuille, mais son érotisation est accrue au point de troubler les barrières dans l'appareil psychique. Ceci n'est pourtant pas strictement lié à la technologie du mntl. Dans les livres érotiques, ceux qu'on ne peut lire que d'une main confessait Jean-Jacques le branleur, l'écriture et le sexe s'affectent l'un l'autre. L'érotisation consiste justement dans leur embrasement réciproque. Un sizain de G(uillaume) C(olletet) P(arisien), publié dans le Parnasse satyrique de 1622, disait hyperboliquement la flambée sexuelle de l'écriture

Tout y chevauche, tout y ..ut ;
L'on ..ut en ce livre partout :
Afin que les Lecteurs n'en doutent,
Les Odes ...tent les Sonnets,
Les lignes ...tent les feuillets,
Les lettres mesmes s'entre...tent !

Et l'écriture ..ut non seulement elle-même, mais son lecteur. Claude Le Petit, brûlé en place de Grève à 23 ans, écrivait à 16 d'un « escrivain foutu de Cypris » :

Non, ce qui te rendra pour jamais glorieux,
C'est que dans ton foutu volume,
Par une nouvelle coutume,
Ta prose nous fout par les yeux.

L'écriture mntl chauffe à blanc ce rêve d'une écriture bandante, au double sens ou à la double voix de ce participe très-participant : une écriture trouant l'espace de l'écran où elle s'inscrit. Comme Maldoror, dans la strophe des pédérastes incompréhensibles, aspirait à s'accoupler avec son lecteur adolescent à travers ces pages séraphiques ; comme Kenneth Anger faisait des films non pour le cinéma, disait-il, mais pour draguer ceux qui iraient les voir - « l'équivalent de "viens voir mes estampes" » -, beaucoup sur mntl rêvaient de crever l'écran, à la manière de Mathieu :

Slt les mecs c'est moi
moi je rêve de crever l écran et de vivre à 200 à l h on fais la course???

ENVOI

J'écris sur le minitel. Ceci n'est qu'un reste, la part de cette écriture qui se dépose hors mntl, en lettres d'encre, sur ces feuilles de papier blanc. Le feu de cette cendre, la face cachée de cette écriture, c'est la partie écrite sur mntl. Orphée75, Pupuce, Tygre, Carnaval, bien d'autres encore, correspondant d'un écran à l'autre, tâchaient d'utiliser avec art l'écriture mntl sans la figer en un genre, envoyant des msg brefs, déconcertants, destinés à disparaître dans les circonvolutions accueillantes, réticentes ou paniquées d'une conscience ou d'un inconscient invisibles -

Mais toi tu n'en sauras rien, presque rien, amour de lecteur, mon destinataire d'occasion ; à moins que je ne t'y aie déjà croisé sous le(s) masque(s) ? Et même alors, y aura-t-il jamais reconnaissance ?

CONNEXION/FIN

Jerry Lewis (dans Artistes et modèles) :

And Life is filled with happy endings

When you pretend.

1987

aelstrom